Les Groenlandais sont-ils des Inuits ? Politique de l’identitĂ© au Groenland | Polarjournal
Le drapeau groenlandais « Erfalasorput » flotte depuis 1985 comme le signe d’une identitĂ© nationale. Mais qu’est-ce qui distingue cette identitĂ© et dĂ©termine la question de la « groenlandité » ? Qui dĂ©termine cette derniĂšre est en premier lieu ?

La session d’automne de l’Inatsisartut (assemblĂ©e locale) du Groenland vient de s’achever et, outre les questions habituelles et plus banales liĂ©es aux quotas de pĂȘche, aux aides au logement, etc., cette session a Ă©tĂ© caractĂ©risĂ©e par un dĂ©bat prolongĂ© de valeur sur un sujet apparemment aussi Ă©phĂ©mĂšre que l’identitĂ© groenlandaise.

Le complexe débat sur la « groenlandité ».

Depuis 2020, Pele Broberg ─ alors membre du parti politique Partii Inuit ─, ainsi que d’autres membres de l’assemblĂ©e, ont exigĂ© un dĂ©bat au sein de l’Inatsisartut sur ce que signifie ĂȘtre groenlandais, et qui devrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme appartenant Ă  la population groenlandaise. Broberg, qui est maintenant le chef du parti Naleraq, a proposĂ© des critĂšres portant sur l’ethnicitĂ© inuit, le lieu de naissance et la filiation, et a suggĂ©rĂ© que ces critĂšres pourraient ĂȘtre utilisĂ©s pour dĂ©terminer l’Ă©ligibilitĂ© au droit de vote pour l’Inatsisartut et, surtout, pour un futur rĂ©fĂ©rendum groenlandais sur l’indĂ©pendance totale envers le royaume danois.

C’est une question que les membres de l’assemblĂ©e locale de nombreux autres partis trouvent inconfortable, voire inappropriĂ©e. Le parti progressiste de gauche Inuit Ataqatigiit (IA), qui a le principal membre Ă  gouverner au cours des quelques derniĂšres Naalakkersuisut (gouvernement) s’est montrĂ© rĂ©ticent Ă  s’engager dans une telle discussion et a, sans doute, trouvĂ© commode de reporter le dĂ©bat pour, diffĂ©rentes raisons pratiques, notamment une Ă©lection extraordinaire de l’assemblĂ©e en 2021. Cette Ă©lection en particulier a Ă©tĂ© causĂ©e par un accord de coalition manifestement intenable entre l’EI et Naleraq. L’une des principales causes du conflit interne a Ă©tĂ© l’interview de Broberg (alors Naalakkersuisoq pour les affaires Ă©trangĂšres) pour un grand journal danois, dans laquelle il affirmait que seuls les Inuits devraient avoir le droit de voter lors d’un futur rĂ©fĂ©rendum sur l’indĂ©pendance du Groenland. Il aurait dĂ©clarĂ©: « Les ThaĂŻlandais, les Danois, les Anglais, les Français […] n’ont aucune prĂ©tention Ă  l’indĂ©pendance. C’est le cas des Inuit. Ce que l’on ressent ou croit en tant qu’immigrant n’a rien Ă  voir avec le dĂ©bat sur le rĂ©fĂ©rendum ».

Art inuit devant le bĂątiment Inatsisartut. Image : (C) Robert C. Thomsen

Ses remarques ont provoquĂ© une vive Ă©motion au sein de la politique danoise et groenlandaise. Le Premier ministre groenlandais, MĂște B. Egede, s’est senti obligĂ© de dĂ©noncer publiquement son propre Naalakkersuisoq, expliquant que son gouvernement croyait fermement aux forces de la diversitĂ© ethnique et Ă  l’Ă©galitĂ© des droits pour tous les citoyens du Groenland. La plupart des autres partis ont secouĂ© la tĂȘte et rejetĂ© publiquement et avec vĂ©hĂ©mence la proposition ethno-exclusiviste. Les libĂ©raux du parti Demokratiit ont qualifiĂ© les dĂ©clarations de Broberg comme « appartenant Ă  l’Union soviĂ©tique », tandis que le parti de centre-droit Atassut s’est dit carrĂ©ment « embarrassé » qu’un reprĂ©sentant du Groenland exprime des opinions que ce parti considĂšre comme « éteintes », et il a demandĂ© au Premier ministre de dĂ©mettre Broberg de ses fonctions.

Au sein du Siumut, l’ancien parti de centre-gauche, la direction s’est montrĂ©e moins indignĂ©e, mais a ressenti le besoin de prendre ses distances par rapport Ă  cette idĂ©e, affirmant que toute personne vivant au Groenland devait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme groenlandaise, et donc bĂ©nĂ©ficier de mĂȘmes droits.

Broberg a finalement Ă©tĂ© dĂ©mis de ses responsabilitĂ©s de Naalakkersuisoq pour les affaires Ă©trangĂšres, la coalition s’est effondrĂ©e et aprĂšs les Ă©lections locales, une nouvelle coalition composĂ©e des deux principaux partis, IA et Siumut, a Ă©tĂ© Ă©tablie. Pour beaucoup, cela a probablement Ă©tĂ© perçu comme une pause bienvenue dans un dĂ©bat public dĂ©sagrĂ©able sur l’appartenance ethnique et l’inclusion/exclusion. Leurs espoirs, cependant, auront Ă©tĂ© de courte durĂ©e.

Dans l’opposition, Naleraq a eu une position encore plus libre pour faire pression, et ce afin d’obtenir des rĂ©ponses Ă  cette dĂ©licate question qu’est de savoir qui peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme groenlandais et, aprĂšs plusieurs tentatives, le parti a rĂ©ussi Ă  faire de cette question le sujet d’un dĂ©bat en mai 2022 Ă  l’Inatsisartut. Ce dĂ©bat a Ă©tĂ© engendrĂ©, entre autres, par les difficultĂ©s, dont la presse s’est largement faite l’Ă©cho, rencontrĂ©es par une jeune Ă©tudiante groenlandaise au Canada pour obtenir la preuve officielle qu’elle est Inuk ─ et qu’elle peut donc bĂ©nĂ©ficier d’une aide financiĂšre spĂ©ciale, rĂ©servĂ©e aux autochtones. Contrairement au Canada, ni le Groenland ni le Danemark ne tiennent un registre des personnes qui ont droit Ă  ce statut.

Supermarché « Brugseni » qui appartient au peuple groenlandais. Image : (C) Robert C. Thomsen

Ce cas a inspirĂ© la rĂ©cente contribution de Naleraqau dĂ©bat sur la nature de la « groenlandité » : la proposition que le Groenland dĂ©veloppe et tienne un « registre des Inuit ». La proposition prĂ©voyait que l’enregistrement en tant qu' »Inuit » dĂ©terminerait le droit de vote des individus, y compris pour les Ă©lections de l’Inatsisartut, l’argument Ă©tant la crainte qu’une augmentation de l’immigration ne fasse des Groenlandais une minoritĂ©, menaçant ainsi leur droit Ă  l’autodĂ©termination.

Cette fois, le parti de Broberg a reçu un soutien au moins partiel de la part des membres du Siumut qui ont proposĂ© que la quarantaine de vote imposĂ©e aux immigrants (y compris les migrants provenant de l’intĂ©rieur de l’État danois) soit Ă©tendue des six mois actuels Ă  deux ans. Kuno Fencker a expliquĂ© la position des Siumut: « Il y a des gens qui n’ont pas appris notre langue, qui pourraient bientĂŽt repartir. Ces personnes ne devraient pas avoir un droit de vote qui dĂ©terminerait notre avenir ». Les autres partis demeurent rĂ©ticents. L’AI, par exemple, a mis en garde sur le fait qu’un tel changement de rĂšgles pourrait entrer en conflit avec le Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, et invite donc Ă  la patience jusqu’Ă  ce que la Commission constitutionnelle groenlandaise, actuellement en cours, soit prĂȘte Ă  livrer ses conclusions sur les questions relatives Ă  la future citoyennetĂ© groenlandaise.

Construction de la nation groenlandaise et identités sociales collectives

Mais quel est le contexte de l’actuel dĂ©bat animĂ© sur l’identitĂ© collective de la plus grande Ăźle du monde ?

La colonisation danoise du Groenland a commencĂ© il y a 300 ans, en 1721, mais ce n’est qu’au cours du siĂšcle dernier que l’autodĂ©termination politique des Groenlandais a Ă©tĂ© progressivement reconnue, et que son statut officiel est passĂ© de celui de colonie Ă  celui de comtĂ© (1953), puis Ă  celui de Home Rule (1979) et enfin Ă  celui d’autonomie renforcĂ©e (2009). C’est dans les annĂ©es 1970 que les revendications des droits autochtones, dĂ©clenchant cette Ă©volution, s’est exprimĂ©e le plus fortement, mais pas sous la mĂȘme forme que dans d’autres communautĂ©s autochtones en Arctique. L' »étrange » cas de la revendication des droits du Groenland a pris la forme du nationalisme:

Depuis 1978, un drapeau national (Erfalasorput) a Ă©tĂ© adoptĂ©, ainsi qu’une fĂȘte nationale (21 juin), et les noms de lieux danois ont Ă©tĂ© remplacĂ©s par des toponymes officiels en kalaallisut, langue qui a officiellement obtenue le statut d’unique langue officielle au Groenland. Le nom qui fait du Groenland une nation inuit distincte est dĂ©sormais Kalaallit Nunaat (« Terre des Groenlandais ») et, plus important, avec la loi de 2009 sur l’autonomie du Groenland, les Kalaallit ont Ă©tĂ© reconnus comme « un peuple » ─ donc, avec le droit de dĂ©cider si la nation groenlandaise doit ĂȘtre indĂ©pendante. Aujourd’hui, l’objectif final communĂ©ment admis (et donc le but explicite) de la plupart des politiques contemporaines est l’indĂ©pendance Ă©conomique et politique totale du Groenland.

Dans une grande partie du processus d’autodĂ©termination du Groenland, les acteurs politiques et culturels ont minimisĂ© les Ă©lĂ©ments indigĂšnes pour insister plutĂŽt sur le statut de nation, alors qu’Ă  d’autres moments, la distinction nationale a Ă©tĂ© construite par le biais de l’indigĂ©nĂ©itĂ©. Le droit inhĂ©rent du peuple groenlandais Ă  l’autodĂ©termination, peut-on dire, semble donc avoir des sources diffĂ©rentes, selon la notion de peuple Ă  laquelle on souscrit.

Art inuit dans le centre-ville de Nuuk. Image : (C) Robert C. Thomsen

Ce qui reste, c’est un courant sous-jacent de nationalisme groenlandais dans la politique et l’identification collective du Groenland. Ce courant a Ă©tĂ© dĂ©crit par les critiques comme une « imitation » des Groenlandais de la tradition de leurs colonisateurs danois, et par des experts plus positifs comme une appropriation intelligente de la seule langue que ces colonisateurs comprennent et respectent.

Dans un cas comme dans l’autre, le nationalisme groenlandais ne s’accorde pas nĂ©cessairement avec les notions pan-inuit d’un seul peuple (autochtone) habitant l’Inuit Nunaat dans l’Arctique danois, canadien, amĂ©ricain et russe oriental, et – comme nous l’avons illustrĂ© plus haut – il ne garantit certainement pas que tous les Groenlandais adhĂ©reront volontiers Ă  la mĂȘme conception de leur nation.

Une distinction grossiĂšre peut ĂȘtre faite entre le « nationalisme civique » (une forme inclusiviste qui considĂšre que l’appartenance Ă  la nation est dĂ©terminĂ©e par l’adhĂ©sion Ă  des valeurs communes) et le « nationalisme ethnique » (une forme exclusiviste qui considĂšre que l’appartenance Ă  la nation est basĂ©e sur une descendance ou une parentĂ© commune, un hĂ©ritage culturel et une langue partagĂ©s). Il existe Ă©videmment un certain nombre de positions entre ces « extrĂȘmes ». Sans surprise, les Groenlandais se positionnent sur l’ensemble du continuum. L’une des principales raisons en est le mĂ©lange ethnoculturel des Kalaallit et des Qallunaat (principalement des Danois) qui s’est produit au cours de 300 ans de coexistence transatlantique et de mĂ©tissage, ce qui rend la dichotomie autochtone/non autochtone, qui existe ailleurs en Arctique entre les Inuits et les « gens du Sud » (qu’ils soient dĂ©finis sur le plan ethnique, linguistique ou culturel), beaucoup plus difficile Ă  maintenir.

Débats en cours

En dĂ©pit du fait qu’il n’existe pas, au Groenland, de distinction claire entre Inuit et Non-Inuit ─ ou, peut-ĂȘtre, en consĂ©quence de cela ─ des tentatives sont continuellement faites pour redĂ©couvrir et renforcer ce qui reste de l’hĂ©ritage inuit dans la culture groenlandaise. Le mouvement de dĂ©colonisation est actif – comme en ont tĂ©moignĂ© rĂ©cemment les mĂ©dias danois et groenlandais lorsqu’une piĂšce de théùtre de NoĂ«l pour enfants s’est servi de stĂ©rĂ©otypes inuit pour dĂ©peindre les lutins du PĂšre-NoĂ«l ─ et s’appuie fortement sur la notion d’indigĂ©nĂ©itĂ© (colonisĂ©e), ainsi que sur l’identitĂ© pan-inuit.

Il existe cependant d’autres visions de la nation groenlandaise, comme en tĂ©moigne le dĂ©bat qui a suivi le vandalisme/la dĂ©figuration, en 2020, de la statue du prĂȘtre et colonisateur Hans Egede dans le port colonial de Nuuk. Les voix dĂ©colonisatrices ont rencontrĂ© ici des voix Ă©voquant d’autres perceptions de la « groenlandité ». Comme l’indiquent Ă©galement les positions des partis politiques dans le dĂ©bat portant sur ce que signifie ĂȘtre Groenlandais et sur le registre des Inuit, de nombreux Groenlandais penchent apparemment plutĂŽt vers un nationalisme « civique » que vers un nationalisme « ethnique », si ce dernier signifie que l’admission Ă  la nation nĂ©cessite l’indigĂ©nat (voire la documentation sur l’ascendance inuit) comme carte d’entrĂ©e.

La modernité rencontre la tradition à Nuuk. Image : (C) Lill Rastad Bjoerst

Pour une petite population, qui n’est autonome que depuis peu, comme les Kalaallit/Groenlandais, les dĂ©bats philosophiques et existentiels sur l’identitĂ© collective et sociale ne manquent pas. Aux diffĂ©rents dĂ©bats identitaires mentionnĂ©s dans cet article, nous pouvons ajouter les dĂ©bats en cours au sein de la Commission de rĂ©conciliation du Groenland (2014-2017), et d’autres menĂ©s dans le domaine de la musique, du théùtre et de la littĂ©rature, par exemple. Un autre exemple serait celui de la Commission constitutionnelle qui a Ă©tĂ© mise en place en 2017 par l’Inatsisartut. Son mandat stipule que la constitution du futur pays indĂ©pendant doit ĂȘtre « fondĂ©e sur […] la culture, la langue et l’identitĂ© […] du peuple indigĂšne groenlandais », mais aussi que la constitution doit reconnaĂźtre pleinement que « dans le Groenland d’aujourd’hui, il y a de nombreux citoyens d’origine diffĂ©rente ».

La question rĂ©currente dans un contexte groenlandais reste le rĂŽle de l’indigĂ©nat (Inuit) et la question de l’appartenance. Pour certains, il est grand temps que les Kalaallit se dĂ©barrassent de l’emprise colonisatrice et revendiquent leur place en tant que peuple inuit dans un pays pour les Inuit. Pour d’autres, la notion d’indigĂ©nat en tant que garde-fou se heurte Ă  l’histoire moderne et Ă  la rĂ©alitĂ© multiculturelle du Groenland. Entre les deux, sans doute, nous trouvons un certain nombre de Groenlandais (une majoritĂ©, peut-ĂȘtre) qui peuvent sympathiser avec les deux positions et espĂ©rer qu’une sorte de compromis puisse ĂȘtre atteint. En effet, tout porte Ă  croire qu’il n’existe pas de catĂ©gories ou de lignes de dĂ©marcation faciles Ă  tracer, ce qui signifie que la population du Groenland risque de dĂ©battre de cette question pendant encore longtemps.

Robert C. Thomsen, PhD, est professeur associĂ© et historien, spĂ©cialisĂ© dans la construction de l’identitĂ© sociale, le patrimoine culturel et la politique dans la rĂ©gion de l’Atlantique Nord et de l’Arctique canadien. Il travaille au Centre d’innovation et de recherche sur la culture et la vie dans l’Arctique CIRCLA, qui fait partie de l’universitĂ© d’Aalborg au Danemark.

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