La session d’automne de l’Inatsisartut (assemblée locale) du Groenland vient de s’achever et, outre les questions habituelles et plus banales liées aux quotas de pêche, aux aides au logement, etc., cette session a été caractérisée par un débat prolongé de valeur sur un sujet apparemment aussi éphémère que l’identité groenlandaise.
Le complexe débat sur la « groenlandité ».
Depuis 2020, Pele Broberg ─ alors membre du parti politique Partii Inuit ─, ainsi que d’autres membres de l’assemblée, ont exigé un débat au sein de l’Inatsisartut sur ce que signifie être groenlandais, et qui devrait être considéré comme appartenant à la population groenlandaise. Broberg, qui est maintenant le chef du parti Naleraq, a proposé des critères portant sur l’ethnicité inuit, le lieu de naissance et la filiation, et a suggéré que ces critères pourraient être utilisés pour déterminer l’éligibilité au droit de vote pour l’Inatsisartut et, surtout, pour un futur référendum groenlandais sur l’indépendance totale envers le royaume danois.
C’est une question que les membres de l’assemblée locale de nombreux autres partis trouvent inconfortable, voire inappropriée. Le parti progressiste de gauche Inuit Ataqatigiit (IA), qui a le principal membre à gouverner au cours des quelques dernières Naalakkersuisut (gouvernement) s’est montré réticent à s’engager dans une telle discussion et a, sans doute, trouvé commode de reporter le débat pour, différentes raisons pratiques, notamment une élection extraordinaire de l’assemblée en 2021. Cette élection en particulier a été causée par un accord de coalition manifestement intenable entre l’EI et Naleraq. L’une des principales causes du conflit interne a été l’interview de Broberg (alors Naalakkersuisoq pour les affaires étrangères) pour un grand journal danois, dans laquelle il affirmait que seuls les Inuits devraient avoir le droit de voter lors d’un futur référendum sur l’indépendance du Groenland. Il aurait déclaré: « Les Thaïlandais, les Danois, les Anglais, les Français […] n’ont aucune prétention à l’indépendance. C’est le cas des Inuit. Ce que l’on ressent ou croit en tant qu’immigrant n’a rien à voir avec le débat sur le référendum ».
Ses remarques ont provoqué une vive émotion au sein de la politique danoise et groenlandaise. Le Premier ministre groenlandais, Múte B. Egede, s’est senti obligé de dénoncer publiquement son propre Naalakkersuisoq, expliquant que son gouvernement croyait fermement aux forces de la diversité ethnique et à l’égalité des droits pour tous les citoyens du Groenland. La plupart des autres partis ont secoué la tête et rejeté publiquement et avec véhémence la proposition ethno-exclusiviste. Les libéraux du parti Demokratiit ont qualifié les déclarations de Broberg comme « appartenant à l’Union soviétique », tandis que le parti de centre-droit Atassut s’est dit carrément « embarrassé » qu’un représentant du Groenland exprime des opinions que ce parti considère comme « éteintes », et il a demandé au Premier ministre de démettre Broberg de ses fonctions.
Au sein du Siumut, l’ancien parti de centre-gauche, la direction s’est montrée moins indignée, mais a ressenti le besoin de prendre ses distances par rapport à cette idée, affirmant que toute personne vivant au Groenland devait être considérée comme groenlandaise, et donc bénéficier de mêmes droits.
Broberg a finalement été démis de ses responsabilités de Naalakkersuisoq pour les affaires étrangères, la coalition s’est effondrée et après les élections locales, une nouvelle coalition composée des deux principaux partis, IA et Siumut, a été établie. Pour beaucoup, cela a probablement été perçu comme une pause bienvenue dans un débat public désagréable sur l’appartenance ethnique et l’inclusion/exclusion. Leurs espoirs, cependant, auront été de courte durée.
Dans l’opposition, Naleraq a eu une position encore plus libre pour faire pression, et ce afin d’obtenir des réponses à cette délicate question qu’est de savoir qui peut être considéré comme groenlandais et, après plusieurs tentatives, le parti a réussi à faire de cette question le sujet d’un débat en mai 2022 à l’Inatsisartut. Ce débat a été engendré, entre autres, par les difficultés, dont la presse s’est largement faite l’écho, rencontrées par une jeune étudiante groenlandaise au Canada pour obtenir la preuve officielle qu’elle est Inuk ─ et qu’elle peut donc bénéficier d’une aide financière spéciale, réservée aux autochtones. Contrairement au Canada, ni le Groenland ni le Danemark ne tiennent un registre des personnes qui ont droit à ce statut.
Ce cas a inspiré la récente contribution de Naleraqau débat sur la nature de la « groenlandité » : la proposition que le Groenland développe et tienne un « registre des Inuit ». La proposition prévoyait que l’enregistrement en tant qu' »Inuit » déterminerait le droit de vote des individus, y compris pour les élections de l’Inatsisartut, l’argument étant la crainte qu’une augmentation de l’immigration ne fasse des Groenlandais une minorité, menaçant ainsi leur droit à l’autodétermination.
Cette fois, le parti de Broberg a reçu un soutien au moins partiel de la part des membres du Siumut qui ont proposé que la quarantaine de vote imposée aux immigrants (y compris les migrants provenant de l’intérieur de l’État danois) soit étendue des six mois actuels à deux ans. Kuno Fencker a expliqué la position des Siumut: « Il y a des gens qui n’ont pas appris notre langue, qui pourraient bientôt repartir. Ces personnes ne devraient pas avoir un droit de vote qui déterminerait notre avenir ». Les autres partis demeurent réticents. L’AI, par exemple, a mis en garde sur le fait qu’un tel changement de règles pourrait entrer en conflit avec le Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques, et invite donc à la patience jusqu’à ce que la Commission constitutionnelle groenlandaise, actuellement en cours, soit prête à livrer ses conclusions sur les questions relatives à la future citoyenneté groenlandaise.
Construction de la nation groenlandaise et identités sociales collectives
Mais quel est le contexte de l’actuel débat animé sur l’identité collective de la plus grande île du monde ?
La colonisation danoise du Groenland a commencé il y a 300 ans, en 1721, mais ce n’est qu’au cours du siècle dernier que l’autodétermination politique des Groenlandais a été progressivement reconnue, et que son statut officiel est passé de celui de colonie à celui de comté (1953), puis à celui de Home Rule (1979) et enfin à celui d’autonomie renforcée (2009). C’est dans les années 1970 que les revendications des droits autochtones, déclenchant cette évolution, s’est exprimée le plus fortement, mais pas sous la même forme que dans d’autres communautés autochtones en Arctique. L' »étrange » cas de la revendication des droits du Groenland a pris la forme du nationalisme:
Depuis 1978, un drapeau national (Erfalasorput) a été adopté, ainsi qu’une fête nationale (21 juin), et les noms de lieux danois ont été remplacés par des toponymes officiels en kalaallisut, langue qui a officiellement obtenue le statut d’unique langue officielle au Groenland. Le nom qui fait du Groenland une nation inuit distincte est désormais Kalaallit Nunaat (« Terre des Groenlandais ») et, plus important, avec la loi de 2009 sur l’autonomie du Groenland, les Kalaallit ont été reconnus comme « un peuple » ─ donc, avec le droit de décider si la nation groenlandaise doit être indépendante. Aujourd’hui, l’objectif final communément admis (et donc le but explicite) de la plupart des politiques contemporaines est l’indépendance économique et politique totale du Groenland.
Dans une grande partie du processus d’autodétermination du Groenland, les acteurs politiques et culturels ont minimisé les éléments indigènes pour insister plutôt sur le statut de nation, alors qu’à d’autres moments, la distinction nationale a été construite par le biais de l’indigénéité. Le droit inhérent du peuple groenlandais à l’autodétermination, peut-on dire, semble donc avoir des sources différentes, selon la notion de peuple à laquelle on souscrit.
Ce qui reste, c’est un courant sous-jacent de nationalisme groenlandais dans la politique et l’identification collective du Groenland. Ce courant a été décrit par les critiques comme une « imitation » des Groenlandais de la tradition de leurs colonisateurs danois, et par des experts plus positifs comme une appropriation intelligente de la seule langue que ces colonisateurs comprennent et respectent.
Dans un cas comme dans l’autre, le nationalisme groenlandais ne s’accorde pas nécessairement avec les notions pan-inuit d’un seul peuple (autochtone) habitant l’Inuit Nunaat dans l’Arctique danois, canadien, américain et russe oriental, et – comme nous l’avons illustré plus haut – il ne garantit certainement pas que tous les Groenlandais adhéreront volontiers à la même conception de leur nation.
Une distinction grossière peut être faite entre le « nationalisme civique » (une forme inclusiviste qui considère que l’appartenance à la nation est déterminée par l’adhésion à des valeurs communes) et le « nationalisme ethnique » (une forme exclusiviste qui considère que l’appartenance à la nation est basée sur une descendance ou une parenté commune, un héritage culturel et une langue partagés). Il existe évidemment un certain nombre de positions entre ces « extrêmes ». Sans surprise, les Groenlandais se positionnent sur l’ensemble du continuum. L’une des principales raisons en est le mélange ethnoculturel des Kalaallit et des Qallunaat (principalement des Danois) qui s’est produit au cours de 300 ans de coexistence transatlantique et de métissage, ce qui rend la dichotomie autochtone/non autochtone, qui existe ailleurs en Arctique entre les Inuits et les « gens du Sud » (qu’ils soient définis sur le plan ethnique, linguistique ou culturel), beaucoup plus difficile à maintenir.
Débats en cours
En dépit du fait qu’il n’existe pas, au Groenland, de distinction claire entre Inuit et Non-Inuit ─ ou, peut-être, en conséquence de cela ─ des tentatives sont continuellement faites pour redécouvrir et renforcer ce qui reste de l’héritage inuit dans la culture groenlandaise. Le mouvement de décolonisation est actif – comme en ont témoigné récemment les médias danois et groenlandais lorsqu’une pièce de théâtre de Noël pour enfants s’est servi de stéréotypes inuit pour dépeindre les lutins du Père-Noël ─ et s’appuie fortement sur la notion d’indigénéité (colonisée), ainsi que sur l’identité pan-inuit.
Il existe cependant d’autres visions de la nation groenlandaise, comme en témoigne le débat qui a suivi le vandalisme/la défiguration, en 2020, de la statue du prêtre et colonisateur Hans Egede dans le port colonial de Nuuk. Les voix décolonisatrices ont rencontré ici des voix évoquant d’autres perceptions de la « groenlandité ». Comme l’indiquent également les positions des partis politiques dans le débat portant sur ce que signifie être Groenlandais et sur le registre des Inuit, de nombreux Groenlandais penchent apparemment plutôt vers un nationalisme « civique » que vers un nationalisme « ethnique », si ce dernier signifie que l’admission à la nation nécessite l’indigénat (voire la documentation sur l’ascendance inuit) comme carte d’entrée.
Pour une petite population, qui n’est autonome que depuis peu, comme les Kalaallit/Groenlandais, les débats philosophiques et existentiels sur l’identité collective et sociale ne manquent pas. Aux différents débats identitaires mentionnés dans cet article, nous pouvons ajouter les débats en cours au sein de la Commission de réconciliation du Groenland (2014-2017), et d’autres menés dans le domaine de la musique, du théâtre et de la littérature, par exemple. Un autre exemple serait celui de la Commission constitutionnelle qui a été mise en place en 2017 par l’Inatsisartut. Son mandat stipule que la constitution du futur pays indépendant doit être « fondée sur […] la culture, la langue et l’identité […] du peuple indigène groenlandais », mais aussi que la constitution doit reconnaître pleinement que « dans le Groenland d’aujourd’hui, il y a de nombreux citoyens d’origine différente ».
La question récurrente dans un contexte groenlandais reste le rôle de l’indigénat (Inuit) et la question de l’appartenance. Pour certains, il est grand temps que les Kalaallit se débarrassent de l’emprise colonisatrice et revendiquent leur place en tant que peuple inuit dans un pays pour les Inuit. Pour d’autres, la notion d’indigénat en tant que garde-fou se heurte à l’histoire moderne et à la réalité multiculturelle du Groenland. Entre les deux, sans doute, nous trouvons un certain nombre de Groenlandais (une majorité, peut-être) qui peuvent sympathiser avec les deux positions et espérer qu’une sorte de compromis puisse être atteint. En effet, tout porte à croire qu’il n’existe pas de catégories ou de lignes de démarcation faciles à tracer, ce qui signifie que la population du Groenland risque de débattre de cette question pendant encore longtemps.
Robert C. Thomsen, PhD, est professeur associé et historien, spécialisé dans la construction de l’identité sociale, le patrimoine culturel et la politique dans la région de l’Atlantique Nord et de l’Arctique canadien. Il travaille au Centre d’innovation et de recherche sur la culture et la vie dans l’Arctique CIRCLA, qui fait partie de l’université d’Aalborg au Danemark.
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