Justice aux confins de l’Arctique : l’impossible dialogue? | Polarjournal
Comment fonctionne le système juridique au Nunavik, la partie arctique du Nord-Québec, et un accès égalitaire au système peut-il être garanti là où se rencontrent cultures occidentale et inuit ? Image : Pixabay

Toutes les sociétés occidentales dotées d’un système démocratique ont inscrit depuis longtemps dans leur constitution la garantie d’accès à la justice. A nos yeux, un système judiciaire juste, compréhensible, équitable et qui garantit et protège les droits de tout citoyen relève d’un droit fondamental. Pourtant, comment garantir un accès égalitaire au système judiciaire dans un Etat au lourd passé colonisateur envers une population autochtone dont les cultures restent toujours extrêmement vivaces et dont les modes de régulation sociale demeurent fondamentalement différents de ceux de l’Etat qui édicte les lois ? Comment faire dialoguer deux cultures aux traditions juridiques opposées autour d’un sujet aussi complexe que la loi ?

C’est le défi auquel est régulièrement confronté Me Eve Laoun. Avocate à Montréal, spécialisée en droit des Autochtones, Me Laoun assure la défense de ses clients Premières Nations et Inuit, en particulier dans des dossiers en lien avec les services de protection de la jeunesse. Parallèlement, elle travaille à titre de consultante auprès de différentes organisations, tel que la Makivik Corporation, le Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec et diverses organisations autochtones en milieu urbain. Avec pour volonté de contrer les barrières systémiques à l’accès à la justice pour les personnes autochtones et à valoriser les traditions juridiques autochtones.

Depuis 2019, une semaine par mois, Me Laoun se rend au sein du Nunavik, ce territoire de 507’000 km2, peuplé de près de 14’000 habitants comportant 14 communautés, dont certaines très isolées géographiquement. Difficile d’y établir un tribunal centralisé dans ces conditions.

« Il y a beaucoup de choses intéressantes à dire sur la manière dont le système de justice fonctionne au Nunavik car, pour beaucoup d’Inuit, ce système demeure étranger, difficile à appréhender et bien loin de leurs visions de la Justice », remarque Me Laoun. « Il s’agit d’une cour basée dans le Sud qui se déplace au Nunavik. Toute la structure, y compris les avocats qui représentent les Inuit, est non-Inuit. C’est une structure volante. »

La région du Nunavik (alias Kativik) et ses 14 communautés. Carte : Zorion Wikicommons CC BY-SA 3.0

Un système juridique volant

En 1975, la Convention de la Baie-James, est signée entre les peuples Cris et Inuit avec le Québec et le Canada. Ce traité prévoit que les Inuit cèdent une partie de leurs droits sur leur territoire afin d’en permettre l’exploitation, notamment par Hydro-Québec, société d’Etat chargée de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Canada.

En échange de cette cession territoriale, la convention prévoit un ensemble de droits, services et redevances s’inscrivant dans une perspective d’autonomie gouvernementale. L’implantation de la Cour itinérante fait partie des services négociés dans la convention. Dans les faits cependant, il est difficile de répondre adéquatement aux besoins et la complexité des réalités sociales du territoire.

Cette justice volante posera rapidement de nombreux problèmes. Le système est en effet peu adapté aux besoins des populations inuit, qui d’ailleurs ne le comprennent tout simplement pas. Il entretient en outre un phénomène de surjudiciarisation tout en étant d’une lenteur extrême ; il peut se passer des mois entre l’infraction et le jugement. « A partir du moment où des accusations sont portées contre une personne par le Bureau des poursuites criminelles et pénales, le traitement va déjà prendre plusieurs semaines en passant par les différentes étapes. Même lorsqu’un procès est fixé, des délais additionnels surviennent très souvent pour différentes raisons telles qu’un avion qui n’a pas pu se poser dans la petite communauté concernée, du blizzard, trop de dossiers à traiter sur le planning de la semaine ou l’accusé qui ne se présente pas.» Un système peu adapté donc aux traditions inuit et à leur conception de la justice.

Différentes traditions juridiques

Historiquement, pour les Inuit, les problèmes devaient se résoudre rapidement. Populations traditionnellement nomades, ils ne pouvaient pas se permettre de faire perdurer des conflits pendant des mois. L’urgence était de rétablir l’harmonie dans la communauté afin d’en assurer collectivement sa survie. Le droit criminel canadien et ses limites structurelles mentionnées plus haut, n’est pas en adéquation avec les modes de résolution de conflit inuit.

En effet, les systèmes de droit criminel en occident, souvent associés à la notion de punition, sont basés sur l’isolation de la personne considérée comme une menace pour l’équilibre et la sécurité de la société. Pour les Inuit, l’aspect punitif de la justice est supplanté par la notion de réparation. La plupart du temps, il s’agit de rétablir l’équilibre au sein d’une communauté qui doit continuer à vivre ensemble. Aussi, il apparait plus essentiel de responsabiliser l’individu quant à ses comportements et l’amener à réparer sa faute plutôt que de le punir.

Cette vision de la justice demeure prédominante au sein des communautés inuit et entre donc en contradiction avec l’appareil judiciaire québécois, ce qui pose problème dans une tentative de résolution des conflits. « Pour un Inuk, purger une peine de prison dans le sud, loin de sa communauté, n’a pas de sens, surtout dans un contexte où les services disponibles ne sont pas toujours adaptés à sa réalité. En conséquence, quand il / elle revient dans sa communauté, cette dernière n’a pas forcément fait le chemin de guérison nécessaire à une réintégration sociale positive », observe Me Laoun.

Ces notions de prise en charge communautaire, de responsabilisation, de réparation et de reconnexion identitaire, associés aux manières dont les Inuit abordent la guérison, entrent en contradiction avec le système canadien plutôt basé sur la présomption d’innocence, de punition et d’isolement du condamné.

Des problématiques identiques surviennent lorsqu’on en vient à parler des services de protection de la jeunesse.

Une des problématiques vécues dans l’application du droit québécois en matière de protection de la jeunesse est la manière d’aborder la notion de confidentialité. Alors que la protection des renseignements liés à la situation d’un enfant visé par les services sociaux est fondamentale dans la loi, cela représente souvent une difficulté en contexte inuit. En effet, quand une problématique intervient dans une famille inuit, il est commun d’impliquer la famille élargie, voire l’ensemble des membres de la communauté. Le concept de famille nucléaire n’a pas la même valeur et on règle les problèmes en en discutant collectivement.

Les conséquences du colonialisme

Autre difficulté de taille : le passé colonial du Canada dont les séquelles perdurent encore aujourd’hui de manière criante : « Il y a eu des politiques épouvantables, voire même génocidaires, qui ont été mises en place, notamment au Nunavik », déplore Me Laoun. « Les Autochtones ont été extrêmement touchés par la colonisation au Canada. Il est évident qu’il y a une discrimination à leur égard qui perdure aujourd’hui ».

En 2015, le scandale du Val d’Or vient jeter une lumière crue sur cette réalité. L’affaire débute lorsque plusieurs femmes autochtones de cette ville de 32’000 habitants, située à l’Ouest du Québec, dénoncent des abus et des violences sexuelles qu’elles auraient subi de la part de policiers locaux. Les témoignages sont effarants et provoquent une onde de choc au sein de la population québécoise. Huit policiers sont suspendus et une enquête, menée par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), est diligentée. Malgré une quarantaine de plaintes, aucune poursuite n’est entamée, faute de preuves. Les femmes autochtones se disent trahies et humiliées. La communauté réclame une nouvelle enquête, estimant qu’on ne peut confier à la police la tâche d’enquêter sur la police. C’est dans ce contexte que la Commission Viens est mise en place.

Cette commission, présidée par le juge à la retraite, Jacques Viens, a pour but d’enquêter sur le scandale du Val d’Or, mais aussi de manière plus générale sur la question du lien unissant les populations autochtones aux services publics de base au Québec, soit les services policiers et judiciaires, services correctionnels, services de santé et services sociaux et de protection de la jeunesse.

Rapport final de la Commission Viens. Image : UQAM

Après avoir recueilli et analysé un millier de témoignages, la commission délivre un constat édifiant. Il existe une discrimination systémique envers les Premières nations et les Inuit dans leurs relations avec les services publics.

Un exemple criant parmi d’autres illustre ces inégalités : 28% des personnes incarcérées dans le pays sont des autochtones, alors qu’ils ne représentent qu’à peine 5% de la population…

La commission Viens proposera 142 recommandations appelant le gouvernement à prendre des mesures afin d’assurer un accès réel et sûr aux services publics pour les populations autochtones et réduire la discrimination systémique.

Entre exceptions et projets

Dans ce contexte, difficile alors pour un avocat de parvenir à créer un lien de confiance avec ses clients inuit qui se méfient de ces femmes et hommes de loi représentants d’un système de justice qui ne leur parle pas et qui les discrimine.

Or, la relation de confiance entre un avocat et son client est essentiel au métier : « C’est vrai que le lien de confiance est difficile à créer. La colonisation récente des Inuit et l’isolement géographique n’aident pas. Les interactions avec les non-Inuit sont moins fréquentes que dans d’autres régions du Québec, surtout dans les villages les plus au Nord. Sans oublier les barrières culturelles et linguistiques importantes. Les avocats sont globalement mal perçus. Personnellement, je préfère rester humble. Je ne me présente pas comme une sauveuse mais plutôt comme une alliée qui, sans forcément y adhérer, comprend le système judiciaire et qui est là pour porter leur voix à eux. Je n’ai pas une vision arc-en-ciel des choses et je leur laisse le choix de travailler ou non avec moi. »

Malgré ces obstacles, la confiance s’installe malgré tout souvent, comme avec cette cliente que Me Laoun avait défendue dans une affaire de placement de mineur et qui, pour la remercier, lui avait offert une paire de gants en peau de phoque faite main. Un geste symbolique qui marque un sentiment de reconnaissance. Un geste symbolique qui marque un sentiment de reconnaissance.

Même si le droit canadien semble être en contradiction avec la vision inuit du système judiciaire, il existe cependant quelques aménagements dans le droit québécois : « La loi sur la protection de la jeunesse, par exemple, offre des brèches qui permettent la reconnaissance de certaines normes inuit qui représentent des exceptions à l’application du droit canadien », indique Me Laoun. « Je me réfère énormément à ça. On est dans un Etat de pluralisme juridique, il ne faut pas oublier qu’à la base le droit québécois provient d’un mélange de droit français et anglo-saxon. » Si ces espaces dans la loi permettent une certaine adaptation du droit aux réalités autochtones, la solution repose cependant sur la reconnaissance de l’autonomie gouvernementale des Autochtones, lesquels sont les mieux placés pour intervenir et soutenir leurs familles en difficulté. »

Dans ce sens, la prise en mains par les Inuit eux-mêmes de leur propre système d’intervention en protection de la jeunesse représente une voie prometteuse, à l’image du projet Nunavimmi Ilagiit Papatauvinga (NIP). Cette organisation vise à mettre en place une structure de protection de la jeunesse inuite, basée sur une vision locale des problèmes et des solutions. L’association en est encore à ses débuts et rencontre plusieurs obstacles.

Les lignes directrices de Nunavimmi Ilagiit Papatauving. Le NIP entend fournir un service basé sur la manière inuit d’aborder les problèmes au sein de la communauté. Image : Nunavimmi Ilagiit Papatauving / Facebook

En effet, le manque de ressources est énorme au Nunavik, que ce soit en termes d’infrastructures ou de personnel et le colonialisme récent a fortement atteint les structures sociales de ces populations. Le processus de construction du dialogue est difficile et prendra certainement beaucoup de temps malgré une volonté évidente d’atteindre l’autodétermination.

Dotée d’une formation universitaire en sciences sociales, Mirjana Binggeli a toujours été fascinée par les gens et leurs différentes cultures et manières de vivre, surtout en ce qui concerne les problématiques contemporaines.
Préférant les climats froids aux pays chauds, elle a voyagé en Europe du Nord et en Laponie finlandaise où elle a attrapé le virus polaire. Après un voyage au Svalbard et au Groenland, elle est devenue guide d’expédition à bord de navires en Arctique et en Antarctique.

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