A l’occasion de la sortie du documentaire Ever Deadly, le PolarJournal revient sur le parcours d’une des artistes contemporaines les plus innovantes. Entre prouesses artistiques, expérimentations musicales et militantisme, le portrait d’une artiste sublime et sans concession, qui inscrit son art dans une pratique millénaire et une histoire contemporaine douloureuse.
Pieds nus, elle se tient debout au centre de la scène, parcourant du regard l’assemblée, le sourire aux lèvres. D’une manière presque enfantine, elle salue le public d’un signe de la main. Puis, elle porte le micro à ses lèvres et se met à chanter. Elle s’appelle Tanya Tagaq et rien ne vous a préparé à ce qui va suivre.
Nous sommes en 2015 lorsque Tagaq livre cette performance hallucinante au cours d’un TED talk. Durant près de huit minutes, a cappella, elle montre toute l’étendue de son talent : maîtrisant la scène, elle parvient à tenir public et spectacteurs en haleine, suspendus à cette voix qui oscille entre douceur caressante et rugissements puissants, alternant en même temps sons graves et aigus. Tanya Tagaq est une chanteuse inuit. Véritable fer de lance du renouveau du genre, elle a projeté le chant de gorge inuit, le katajjaq, tout droit dans le 21ème siècle, lui conférant une nouvelle dimension artistique inédite jusque-là.
Un chant comme un jeu
La pratique du katajjaq remonte à des millénaires et on sait très peu de chose sur lui. La première mention écrite que nous retrouvons provient d’un témoignage de l’explorateur polaire américain, Robert E. Peary, à la toute fin du XIXe siècle.
Chanté exclusivement par les femmes, on pense qu’il a été inventé par ces dernières pour s’occuper et se divertir lorsque les hommes partaient à la chasse.
Pratique interdite durant la période coloniale, on assiste depuis quelques décennies à un fort regain de ce chant, le katajjaq étant devenu un trait identitaire fort, véritablement spécifique aux Inuit qui le revendiquent et le défendent contre toute forme d’appropriation.
En effet, le katajjaq est un chant de gorge particulier aux Inuit du Canada. Il se différencie même d’autres formes de chants de gorge pratiqués en Arctique, comme le pic eynen des Tchouktches ou le rekutkar des Aïnous. Ces derniers se distinguent en effet de leur cousin inuit par leur utilisation du chant dans le cadre de rituels ou de fêtes.
Or, dans sa forme traditionnelle, le katajjaq, est plus qu’un chant. C’est est un jeu. Pratiqué en duo et uniquement par des femmes, on y alterne des sons inspirés et expirés, constitués d’onomatopées ou de mots. On s’inspire souvent de sons familiers, comme les bruits émis par les animaux ou l’environnement (le son produit par le vol des moustiques ou par les craquements de la glace) et par les bruits du quotidien, tels, par exemple, le cliquetis de la vaisselle qu’on lave.
Alors si le katajjaq est un jeu, comment y joue-t-on ?
Deux femmes se placent en face-à-face, très près l’une de l’autre, en se tenant par les mains, parfois par les bras ou par les épaules. La première chanteuse (ou joueuse) donne le son grave et la seconde le son aigu, mais de manière déphasée, comme dans un canon. La combinaison de ces deux sons, associés à une rythmique, va produire une sorte de motif vocal qui va être répété jusqu’à ce que l’une des chanteuses décide de modifier ce motif vocal qui sera à son tour répété et ainsi de suite. La partie s’arrête lorsqu’une des deux chanteuses arrive à bout de souffle ou, ce qui arrive plus souvent, éclate de rire, faisant de l’autre chanteuse la gagnante de cette joute vocale.
Le katajjaq demande une grande endurance vocale, une excellente maîtrise du souffle et beaucoup d’expérience. En effet, il ne suffit pas seulement d’avoir un peu de technique pour réaliser ce chant. Pour gagner, les chanteuses doivent aussi être capables de produire de beaux sons et de chanter en une cohésion parfaite entre elles, un entrecroisement harmonieux des voix qui se répondent au point qu’il devient impossible pour les auditeurs de distinguer quel son appartient à qui.
Lorsqu’on connaît l’histoire du katajjaq, on mesure à quel point Tanya Tagaq a révolutionné le genre.
Chanteuse, écrivaine, réalisatrice et militante
Née à Iqaluktuuttiaq (anciennement Cambridge Bay) au Nunavut, en 1975, Tanya Tagag Gillis commence à apprendre le chant de gorge grâce à une cassette que sa mère lui a donné. Elle est alors étudiante au Nova Scotia College of Arts en Nouvelle-Écosse, et n’a personne avec qui chanter le katajjaq. Elle pratiquera donc seule, posant ainsi les bases de ce qui fera sa singularité artistique.
En 2004, elle se fait connaître au niveau international en collaborant avec la chanteuse islandaise, Björk, sur son album Medùlla. L’année suivante, Tagaq publie son premier album, Sinaa, et commence à se faire connaître dans des festivals de musique folk.
Il faut dire que la jeune femme est une véritable bête de scène qui semble capter toutes les énergies du cosmos pour mieux les déverser sur un public qui en redemande. Les performances scéniques de Tagaq sont si puissantes et habitées que la chanteuse elle-même a confié avoir eu plus d’une fois « la sensation de quitter son corps ».
Artiste protéiforme et véritable touche-à-tout, Tagaq a déjà publié cinq albums studio (dont le dernier, l’excellent Tongues, est sorti en 2022), un EP, un album live et un livre, Split Tooth (Croc fendu) paru en 2018 et largement salué par la critique.
Souvent qualifiée d’artiste punk, l’étiquette surprend tant Tagaq semble pulvériser tous les genres, offrant à entendre une étonnante plasticité du chant de gorge qui semble s’adapter et transcender tout type de musique. Pour preuve, les collaborations avec d’autres artistes. De l’Orchestre philharmonique de Toronto au groupe indie pop Weaves, en passant par le Kronos Quartet, la chanteuse inuit pose sa voix comme une évidence, à tel point qu’on se demande pourquoi personne n’y avait pensé avant.
Et Tanya Tagaq nous revient maintenant avec un documentaire, Ever Deadly (Chasseuse de son en français), co-réalisé avec Chelsea McMullan. Projeté en avant-première l’automne dernier au Festival international du film de Toronto, il est sorti depuis hier dans les salles canadiennes et devrait être disponible en ligne une fois sa tournée au Canada terminée.
Décrit comme une expérience sonore et visuelle immersive et viscérale, Ever Deadly est une plongée dans la vie et l’œuvre de Tagaq, mais aussi dans son histoire et celle de sa famille. L’occasion aussi pour nous de découvrir ou de revenir sur son activité militante en faveur des femmes autochtones et des Inuit.
«Mes filles et moi avons quatre fois plus de risque de mourir d’homicide que n’importe quelle autre femme d’une autre origine. Il ne devrait pas y avoir une telle divergence basée sur la race», assène-t-elle après sa victoire au Polaris Music Prize en 2015.
Rappelant constamment que les femmes autochtones disparues ou tuées se montent au nombre effarant de 1’200, Tanya Tagaq, de par sa notoriété, met en lumière une histoire trop peu racontée, celle de la politique coloniale occidentale à l’égard des populations autochtones, en particulier en Arctique. Et des conséquences dévastatrices toujours très vivaces aujourd’hui.
Une révolte qui trouve ses racines dans l’histoire personnelle de Tanya Tagaq et, en particulier celle de sa mère, Mary, déplacée à Resolute lorsqu’elle était enfant.
Là où il n’y a pas d’aube
Nous sommes dans les années 1950. La Guerre froide vient tout juste d’émerger des décombres de la Seconde guerre mondiale et déjà commencent les affrontements géostratégiques et politiques qui, durant près de 40 ans, vont diviser le monde en deux. L’Arctique n’échappe pas à la règle : des enjeux colossaux pour les deux blocs sont contenus dans cette région, notamment en termes d’appropriation territoriale à des fins géopolitiques.
Les années 1950 voient aussi le démarrage en masse d’une politique d’assimilation des populations inuits et autochtones arctiques qui ira souvent de pair avec la sédentarisation de ces populations.
Parallèlement, l’effondrement économique des populations inuit de la région de la Baie d’Hudson plonge la communauté dans la précarité suite à la chute du prix des peaux et fourrures. La Compagnie de la Baie d’Hudson de Port Harrison (aujourd’hui Inukjuak) va alors alerter le gouvernement canadien en demandant à ce dernier de mettre en place une aide alimentaire et sociale pour les populations les plus touchées.
Cette demande d’aide est, pour le gouvernement, une aubaine, l’occasion de réclamer la souveraineté de territoires arctiques en y installant des citoyens canadiens. C’est ainsi que les autorités vont décider de déplacer, entre 1953 et 1955, les 19 familles constituant la population inuit de la Baie d’Hudson dans le Haut-Arctique canadien, dans les villages nouvellement créés de Resolute, Grise Fiord et Craig Harbour. En inuktitut, Resolute et Grise Fiord se disent Qausuittuq et Aujuittuq, autrement dit là où il n’y a pas d’aube et l’endroit qui ne dégèle jamais…
Le déplacement de ces populations sera catastrophique. Habitués à un climat plutôt subarctique, ces hommes et ces femmes se retrouvent, après un mois de voyage en bateau dans la glace, plongés dans l’un des environnements les plus hostiles qui soit. Ils doivent dans l’urgence s’improviser chasseurs de phoques et d’ours blancs, dans une nuit polaire interminable et glaciale où les températures peuvent plonger à -50°C. A plusieurs reprises, ils friseront la famine, sans comprendre pourquoi on les a abandonnés dans cette région inhospitalière, sans ressources et sans maisons ; les premières habitations en dur ne seront construites qu’en 1962 par les autorités.
C’est au prix d’efforts dantesques que ces populations parviendront finalement à survivre et s’installer dans ces contrées reculées. Les villages de Resolute et de Grise Fiord existent toujours et sont respectivement peuplés de 183 et 144 habitants.
Magicienne du son
Le documentaire Ever Deadly parle aussi de cette histoire-là, mal connue sous nos latitudes et pourtant essentielle à raconter.
Tanya Tagaq, à sa manière, a su ouvrir une porte sur la culture et l’histoire inuit, tout en développant une démarche artistique unique, caractérisée par une grande force d’interprétation qui ne laisse jamais indifférent et désarçonne souvent.
Au début de la bande-annonce d’Ever Deadly, il y a ce moment où Tanya Tagaq s’adresse au public avant de démarrer son concert. De cette voix douce qu’elle a lorsqu’elle parle, elle déclare de manière espiègle : « C’est une toute petite salle. Si vous détestez, c’est facile de partir. » Elle éclate de rire en même temps que le public, un public bien décidé à ne pas quitter la pièce et à écouter un chant venu du fond de l’Arctique, porté par une magicienne du son, entière et passionnée, que rien ne semble arrêter.
Mirjana Binggeli, PolarJournal