Dans les profondeurs de l’océan, il fait nuit noire, il fait froid et la nourriture est rare. Et pourtant, les fonds marins abritent des communautés de vie étonnantes à plusieurs milliers de mètres de profondeur. Dans la mer de Weddell, ils se composent par exemple de loquettes, d’étoiles de mer, d’oursins et d’amphipodes. Ils attendent tous qu’une baleine, un manchot ou un poisson mort coule dans les profondeurs pour se jeter sur lui. Une équipe de recherche dirigée par le GEOMAR vient de documenter pour la première fois cette communauté de charognards dans le nord-ouest de la mer de Weddell à l’aide de plus de 8.000 photos sous-marines.
Un flux régulier de nutriments ne parvient dans les eaux profondes que par le biais de ce que l’on appelle la « neige marine », qui est constituée d’excréments, de restes d’animaux et de plantes marins. Une véritable pluie de particules alimente ainsi de nombreux filtreurs, larves et autres organismes marins dans toute la colonne d’eau, jusqu’au fond de la mer. Mais les loquettes ou les échinodermes (oursins et étoiles de mer), relativement grands, ont besoin d’une nourriture plus riche que cette neige marine. Et celle-ci se présente sous la forme de cadavres provenant de la surface de la mer et des couches d’eau sous-jacentes, d’une manière cependant aussi irrégulière que dispersée dans l’espace. C’est pourquoi les charognards ont la capacité de se passer de nourriture pendant de longues périodes. Et lorsque de la nourriture tombe soudainement au fond de la mer, leur odorat très développé les guide vers leur repas.
Pour les chercheurs, il n’est pas facile d’étudier les « food falls », cette nourriture qui tombe, et les organismes qui en profitent, car ils peuvent être partout et nulle part. Il faut ainsi se trouver par hasard au bon endroit au bon moment avec l’équipement adéquat. Alors que les « Whale Falls » de l’hémisphère nord ont été assez bien étudiées, on sait encore peu de choses sur les Food Falls de l’hémisphère sud.
C’est pourquoi l’équipe de recherche s’est lancée dans une recherche ciblée de cadavres en eaux profondes dans le nord-ouest de la mer de Weddell. Lors d’une expédition à bord du brise-glace scientifique allemand Polarstern en 2019, les scientifiques ont pris 8 476 photos du fond marin à des profondeurs comprises entre 400 et 2 200 mètres à l’aide du système de caméras OFOBS (Ocean Floor Observation and Bathymetry System).
Les images ont révélé les cadavres d’une baleine à fanons, d’un manchot et de quatre poissons, sur lesquels différents charognards se sont acharnés. Jamais auparavant de telles images de manchots et de poissons morts n’avaient été prises. Selon les chercheurs, le cadavre de la baleine, dont il ne restait que quelques os et aucun tissu, est resté au fond de la mer pendant au moins cinq mois, peut-être beaucoup plus longtemps. Hormis le squelette, il ne restait pas grand-chose du manchot, qui a peut-être été victime d’un léopard des mers, et de l’un des poissons. Des oursins, des ophiures et des étoiles de mer rongeaient les derniers restes des os du manchot et au moins onze loquettes s’étaient rassemblées sur et autour du poisson, probablement un poisson des glaces.
Les trois autres poissons, qui étaient encore assez frais, sont probablement des grenadiers. Les auteurs supposent qu’ils ont été pris accidentellement dans des filets lors d’une pêche et rejetés à la mer. Sur l’une des carcasses fraîches de poisson, les chercheurs ont découvert des amphipodes.
Contrairement aux baleines mortes, ces petites carcasses sont dévorées par les charognards en quelques heures ou semaines. Attirés par l’odeur intense, des poissons prédateurs viennent souvent s’ajouter au banquet et s’attaquent à leur tour aux charognards.
Tout comme la neige marine, les chutes d’aliments sont une composante importante de la pompe biologique à carbone : de nombreux processus biologiques différents assurent le transfert du carbone de l’atmosphère et des terres vers les eaux profondes. Elle y est reminéralisée et rendue à nouveau disponible comme élément nutritif pour des organismes végétaux ou stockée dans des sédiments pendant des millions d’années.
Selon les auteurs, l’activité de pêche intervient de deux manières dans la pompe biologique. D’une part, on prélève de grandes quantités de poissons qui ne meurent pas naturellement et qui, en tant qu’élément alimentaire, contribuent à la pompe biologique. D’autre part, la pêche y contribue ponctuellement de manière excessive en rejetant de nombreuses prises accessoires.
Julia Hager, PolarJournal
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