Tout converge pour que l’archipel de Svalbard soit considéré comme un épicentre de tensions en Arctique entre l’Occident et les grandes puissances asiatiques, mais aussi entre l’Union européenne et la Norvège. L’OTAN aurait intérêt à régler les différends au sein de sa coalition. Pauline Baudu, experte sur le sujet, nous en parle.
En janvier dernier, Pauline Baudu, spécialiste des enjeux de sécurité liés aux changements climatiques et autres menaces émergentes en Arctique, publie une analyse sur la place de Svalbard dans la réflexion stratégique de l’OTAN à l’égard de Arctique. Pour la chercheuse : « L’OTAN devrait prendre en compte les particularités de ce territoire, où de nombreux points de tension convergent, pour son approche stratégique et ses développements opérationnels dans la région. » Elle y formule des recommandations, l’article a été publié dans Arctic Review on Law and Politics.
Pour rappel, l’archipel est sous souveraineté norvégienne depuis l’entrée en vigueur du Traité concernant le Svalbard en 1925. L’article 2 du Traité établit l’égalité entre les pays signataires et les citoyens norvégiens pour l’exploitation des terres et des eaux territoriales. Ce qui, cumulé à l’article 3, leur permet de s’y implanter pour mener des missions scientifiques ou pour y exploiter des ressources.
Même si elles ne sont plus vraiment rentables pour la Russie, les mines de charbon ont permis aux Russes de s’installer à Barentsburg. Selon le Traité, les États signataires peuvent jouir d’une liberté d’accès au territoire de Svalbard. En juillet 2022, la Norvège appliquait des sanctions économiques envers la Russie en fermant ses frontières continentales aux ravitailleurs russes. « Les cargos pouvaient alors emprunter un autre itinéraire pour atteindre le Svalbard, certes plus coûteux. La Russie a alors dénoncé un manquement à l’article 3, régulant l’accès au territoire de Svalbard, en accusant la Norvège de bafouer les droits humains des résidents russes et d’empêcher de recevoir leurs colis alimentaires, et par la même occasion a menacé de remettre en cause la validité de l’ensemble du Traité de Svalbard, et donc la souveraineté norvégienne, nous explique la chercheuse. Le but de ce genre de campagne de communication est de déstabiliser l’opinion publique et semer la confusion, notamment au sein des pays de l’OTAN. »
Pour la Russie, il n’y a pas de dualité entre paix et conflit, elle se sent en permanence menacée par l’Occident, et réfléchit à des stratégies hybrides d’attaque. « Je ne pense pas que Svalbard soit le talon d’Achille de l’OTAN, il y a des publications qui sont plus alarmistes effectivement, qui parlent d’une éventuelle invasion russe, convient-elle. Je pense qu’il faut prendre en compte les sensibilités de Moscou envers certains points du Traité, pour éviter que la Russie n’en profite pour s’insurgent contre la Norvège. » ajoute-t-elle. La crainte historique de la Russie, c’est que Svalbard devienne un avant-poste pour l’OTAN. « Aujourd’hui, on ne sait plus comment estimer les craintes de la Russie, si elles sont réelles ou si elle l’instrumentalise pour justifier une posture plus offensive. » complète-t-elle.
Le Traité est centenaire, « c’est ça le problème ! L’environnement sécuritaire évolue, l’article 9 qui précise que la Norvège n’y construira ni base navale ni fortification pouvant servir des objectifs guerriers, ne s’interprète plus de la même façon cent ans plus tard. Est-ce qu’une frégate pourrait être perçue comme une base navale aujourd’hui ? Les mots employés sont en décalage avec les réalités actuelles climatiques, de pêche ou énergétiques », avertit la spécialiste.
Aujourd’hui, le changement climatique libère de l’espace navigable autour de l’archipel de Svalbard, des populations de poissons migrent vers ces territoires. La présence d’hydrocarbures y est connue. Des gisements de minéraux critiques dans les fonds marins de l’archipel viennent d’être inventoriés. « Sa position à mi-chemin entre le nord de l’Europe et le pôle Nord, d’une part, et sa proximité avec la péninsule de Kola abritant la flotte stratégique nucléaire russe d’autre part, place l’archipel sur un axe stratégique. C’est une porte d’entrée vers la mer de Barents et l’Arctique russe. Cette convergence d’intérêts dans les changements en cours en fait un point de tension de l’Arctique. » nous décrit l’experte.
En Occident aussi cette région cristallise des tensions. Il y a eu l’affaire sur le crabe des neiges qui depuis 2016 tend les relations entre la Norvège et l’UE. L’Europe a autorisé seize navires à exploiter le crabe autour de l’archipel. La Norvège est intervenue plusieurs fois et poursuit des négociations avec l’UE. « À la source du problème, l’interprétation de l’article 2 du Traité au sujet de la notion d’eaux territoriales. » explique-t-elle. Les eaux et le fond n’appartiennent pas à la même catégorie juridique. Mais la Norvège craint que l’exploitation des crabes sur les fonds ne fasse un jour jurisprudence, applicable à l’exploitation de ressources minières dans les fonds marins. Au risque que ces dernières soient partagées à parts égales entre les signataires du Traité.
Pour éviter que des pays n’instrumentalisent le statut souverain de la Norvège à Svalbard et ne fragilisent l’unité de l’OTAN, Pauline Baudu évoque par exemple la nécessité « de travailler à la résolution du différend maritime entre l’UE et la Norvège afin de garantir que les divisions existantes ne deviennent pas une vulnérabilité critique. »
Camille Lin, PolarJournal
Lien vers l’étude : Pauline Baudu, Debates on Arctic Law and Politics, 2023, Minding the Archipelago: What Svalbard Means to NATO, doi.org/10.23865/arctic.v14.5197.
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