Au 16ème siècle, les cartes d’un célèbre cartographe sont publiées à titre posthume. Au sein de ses travaux se trouve une carte qui nous offre une formidable plongée dans l’état des connaissances du monde polaire arctique au Moyen-Age.
Nous sommes en 1595. La famille de Gerardus Mercator, décédé l’année précédente, publie une partie des travaux du cartographe. Parmi celle-ci figure Nova et Aucta Orbis Terrae Descriptio ad Usum Navigantium Emendate Accommodata, que l’on peut traduire par « Une représentation nouvelle et plus complète du globe terrestre mieux adaptée à l’utilisation en navigation. »
Cette carte du monde, que l’on connaît aussi sous le nom de projection Mercator, nous est familière car elle correspond à la mappemonde la plus diffusée. Bien qu’elle ait fait l’objet de fréquentes critiques pour son inexactitude quant à la proportion de certaines régions – notamment la taille démesurée du Groenland qui pourrait concurrencer les proportions du continent africain alors que dans la réalité l’île est 14 fois plus petite que le continent -, la projection Mercator a été largement utilisée, notamment dans le monde de la marine.
Imaginer l’Arctique
Tracée uniquement sur la base des données et relevés établis par des explorateurs, la carte est d’une précision remarquable pour l’époque. C’est probablement la raison pour laquelle cette représentation nous semble si familière. En tout cas pour ce qui concerne les zones bordant ce que nous connaissons maintenant sous le nom d’océan Arctique. Pour le reste, soit la partie centrale, sa représentation se fonde principalement sur des théories que l’on tenait pour scientifiques à l’époque, mélange d’hypothèses et d’imagination pour décrire cette partie du monde restée inexplorée jusqu’au 20ème siècle. Le Pôle Nord, par exemple, ne sera atteint qu’en 1909 par l’explorateur américain Robert E. Peary. Et encore, l’exploit a souvent été remis en question et relève certainement plus d’une fraude que d’une réalité.
Encore largement inexplorée, Mercator s’est servi des représentations de l’époque pour combler les blancs de sa carte. Or, quand on y regarde de plus près, on se rend compte à quel point l’Arctique a été imaginée avant d’être explorée dans ce Septentrionalium Terrarum descriptio qui constitue la toute première carte connue de l’Arctique.
Le tourbillon sous la montagne noire
Au centre, Mercator a représenté quatre îles, séparées par des fleuves situés aux quatre coins cardinaux. Au centre, une énorme montagne noire, la Rupes Nigra, soit la roche noire. Immense montagne de magnétite, son imposante présence au Pôle Nord était supposée expliquer pourquoi les aiguilles des boussoles pointaient au nord. Cependant, Mercator était moyennement convaincu par l’emplacement de cette roche magnétique. Il ajouta donc une autre montagne magnétique après le détroit de Anian (soit au nord du détroit de Béring), censée être le vrai nord.
Sur la carte, les fleuves qui séparent les îles font converger les eaux des océans au centre avant de disparaître en un grand tourbillon qui s’enfonce sous la montagne et finissent absorbées au centre de la Terre où elles s’évaporent, évitant ainsi le débordement des océans.
Cette représentation des choses provient probablement des récits des rares explorateurs qui, comme Martin Frobisher, avaient navigué dans les eaux arctiques témoignant de courants sous-marins si forts qu’aucun vent ne permettait de naviguer à la voile à contre-courant.
Aux quatre coins de la carte, on retrouve des encarts où Mercator représente trois îles, les Féroé, les Shetlands et Frisland, une île purement imaginaire qui fait son apparition sur les cartes dès les années 1560. Probablement nommée en référence à l’Islande, elle finit par disparaître au bout de cent ans après que son inexistence ait été démontrée par des explorateurs.
Autres éléments intéressants de cette première carte de l’Arctique, les mentions faites des peuples qui vivraient dans ces régions. L’une des îles du centre de la carte, dans la partie inférieure droite, comporte effectivement une mention étrange relative à des Pygmées qui pourrait bien trouver une explication dans les premières observations des populations autochtones de Laponie.
Il avait été remarqué que les femmes restaient souvent seules durant plusieurs jours lorsque les hommes partaient à la chasse. Cette simple observation, associée à une bonne dose d’extrapolation et d’imagination, donna naissance à une véritable légende.
Le blanc sur la carte
Pour les hommes de l’époque, l’Arctique est tout d’abord une grande inconnue. Personne n’a encore mis les pieds au Pôle Nord et de vastes portions du territoire reste encore largement inexplorées. Pourtant, on sait depuis longtemps qu’il y a quelque chose là-haut, au-delà de la glace. Quelque chose qui attire les aiguilles des boussoles et aimante l’imagination des hommes.
Aussi, quand on en vient à parler de l’Arctique, le fait de tenir pour des vérités de pures hypothèses scientifiques n’est pas quelque chose de nouveau, la représentation cartographique de l’Arctique ne se bornant pas forcément, au cours des siècles suivants, à une terra incognita marquée sur un espace blanc.
D’autres cartes de cette région inconnue continuèrent d’être publiées utilisant le même mélange de données cartographiques avérées et de suppositions plus ou moins basées sur des théories scientifiques, théories elles-mêmes fondées sur des interprétations et de projections que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de fantaisistes. Avec parfois des dénouements tragiques, comme ce fut le cas pour l’expédition de la Jeannette.
La mauvaise carte : l’exemple de la Jeanette
Cette expédition, dont le projet était d’atteindre le pôle, a été lancée en 1879. Commandée par George Washington De Long, l’expédition se termina tragiquement, ne laissant que huit survivants sur un équipage comptant 28 hommes. Et cette fin tragique trouve sa genèse dans la préparation même de l’expédition, lorsque De Long se tourne vers un illustre cartographe, August Petermann.
Petermann est le fondateur de la Petermanns Geographische Mitteilungen, illustre institut de cartographie situé à Thuringe en Allemagne. Les cartes Petermann sont à l’époque louées pour leur véracité et sont considérées comme étant les plus belles mais aussi les plus fiables. L’institut travaille étroitement avec les explorateurs et les navigateurs qui rapportent leurs découvertes à l’organisation.
Pour l’expédition de De Long, Petermann va s’appuyer sur deux théories qu’il estime largement fondées, envoyant, dans les faits et sans le savoir, De Long et ses hommes au casse-pipe.
On pensait à l’époque que l’Arctique était entourée par une ceinture de glace et que si l’on parvenait à franchir cette barrière, on arrivait dans une mer libre de glace, tempérée voire même une mer chaude. Toute la question était alors de trouver un passage où la glace serait moins épaisse.
De même, on croyait qu’il existait deux courants chauds qui passait par l’Arctique, le Gulf Stream (dont l’existence et l’importance est avérée) et le Kuroshio qui remontait le Pacifique en passant par le détroit de Béring, situé entre les Etats-Unis et la Russie. Or, si ce courant existe bien, on avait à l’époque surestimé sa puissance et sa capacité, plutôt anecdotique, à agir sur la banquise.
Outre ces deux théories, Petermann pensait que l’île de Wrangel, située au nord de la Sibérie, était reliée au Groenland, les deux îles n’en formant qu’une avec le Pôle Nord à proximité de cette vaste bande de terre.
Petermann était tellement convaincu par cette idée qu’il en avait fait une carte extrêmement détaillée. Et c’est peut-être bien là où le bât blesse : la réputation de Petermann, totalement fondée par bien des aspects, et la précision extraordinaire de ses cartes donnaient un gage de connaissances qui en réalité n’existait pas. Sur le terrain, De Long et ses hommes se rendirent vite rendus compte de l’inexactitude de ces théories. Trop tard pour eux, malheureusement.
Avec le désastre de la Jeannette et le dénouement plus ou moins heureux d’autres expéditions, on commençait à comprendre que le Pôle Nord ne serait pas atteint par voie maritime, mais par voie terrestre, avec des traineaux et des chiens. On commence aussi à deviner qu’il n’y a probablement pas de mer tempérée, cachant des îles aux milles et un trésors, mais une vaste étendue de glace qui broie les navire et les fait disparaître, laissant les hommes seuls dans un milieu hostile et froid.
Les progrès scientifiques et les connaissances acquises des précédentes expéditions vont offrir de nouvelles perspectives pour les explorateurs suivants, permettant d’ouvrir de nouvelles voies de navigation, à l’instar des mythiques passages du Nord-Est et du Nord-Ouest seront franchis pour la première en 1879 et en 1906 respectivement, complétant ainsi nos connaissances géographiques de ces lieux.
Alors que reste-t-il des cartes passées, en particulier celle de Mercator ? Certainement une représentation fascinante de l’Arctique, une véritable œuvre d’art qui étonne autant par sa précision que par son imprécision. Mais surtout un témoignage des croyances de l’époque sur une région qui, pourrions-nous le nier, exerce toujours un attrait aussi magnétique.
Mirjana Binggeli, PolarJournal
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