La Route maritime du Nord après un an de conflit en Ukraine | Polarjournal
Depuis 2020, Arktika escorte des méthaniers en provenance des complexes pétrochimiques sibériens entre Mourmansk et le détroit de Béring. Image : Rosatom

Le conflit en Ukraine tend la situation politique et économique de l’Arctique russe, et le rêve d’une circulation libre, été comme hiver, sur la Route maritime du Nord, a toutes les chances d’en rester un. Hervé Baudu auteur du livre Les Routes maritimes arctiques, membre de l’Académie française de Marine et expert de la navigation dans les zones glacées nous éclaire sur la situation.

Un an après le début de la guerre en Ukraine, l’ouverture des routes maritimes pendant l’hiver entre la Russie et l’Asie est un point saillant de l’évolution du passage du Nord-Est. « C’était déjà un objectif de la Russie, mais je pense que le conflit en Ukraine précipite un peu les choses. Il y avait déjà un projet de rajeunissement de la flotte de classe nucléaire pour escorter les convois avant 2020, mais il y a deux semaines, deux nouveaux brise-glaces nucléaires viennent d’être commandés. » rappelle Hervé Baudu, auteur de l’ouvrage Les Routes maritimes arctiques, édité par L’Harmattan.

Rappelons qu’il existe deux types de trafic maritime dans l’est de l’Arctique. « Le premier est un transit entre la Chine et l’Europe qui ne s’arrête pas en Russie, réduisant la distance et les coûts d’exploitation. Puis un trafic dit « de destination », généré par les échanges entre les ports russes et l’Europe l’hiver et les ports russes et l’Asie l’été, quand l’Arctique russe se libère des glaces.  » décrit l’expert.

L’intérêt d’ouvrir une route même l’hiver aux conteneurs est peu probable. « Même le transit du métal ou du vrac passera plutôt par Suez. C’est plus pour les méthaniers et les pétroliers, assurant les besoins russes et l’export d’hydrocarbures depuis la Sibérie. » explique-t-il.

Guerre commerciale

Le trafic « de destination » continue malgré les sanctions occidentales, « Des contrats à long terme avec Total, sur le gaz naturel liquéfié n’ont pas été annulés, vers l’Angleterre, l’Espagne et la France, à partir de l’usine Yamal LNG 2 de la péninsule de Yamal. Mais la répartition des volumes de gaz est en train de s’inverser, rachetée par la Chine surtout ; l’Inde s’y intéresse, mais elle n’a pas encore signé de contrats à long terme. » ajoute-t-il

La Russie avance en construisant cette flotte de brise-glaces sur l’ouverture d’une route été comme hiver. « Cela aurait bien pu marcher pour l’ensemble des transits s’il n’y avait pas eu la guerre avec l’Ukraine. À l’heure actuelle, c’est un gros pari, on ne sera jamais si c’est vraiment rentable, parce que c’est un investissement étatique. » observe-t-il.

Le 5 janvier 2021, le méthanier Christophe de Margerie escorté par le brise-glace 50 Let Pobedy effectuait l’aller-retour le plus hivernal de l’histoire du transport de marchandises entre la Chine et la Sibérie. Crédit : YouTube/ Rosatom

Les sanctions européennes et le retrait de l’expertise occidentale en Russie ont impacté les chantiers de développement de l’extraction d’hydrocarbures et la demande. « Vladimir Poutine communiquait sur ses objectifs politiques et prévoyait, d’ici 2024, 80 millions de tonnes de fret. En 2022, il n’y a eu que 34 millions de tonnes, et les objectifs ne seront pas atteints, car les projets dans lesquels il avait investi, comme Novatek, n’aboutiront pas à temps. Les autres projets miniers ne verront pas le jour avant 2026. » constate-t-il.

La trajectoire énergétique mondiale et européenne évolue. « Le gaz et les énergies carbonées de façon plus générale ne seront plus une priorité. Le monde occidental s’oriente vers des moyens de production alternatifs. Cette perte pour la Russie ne sera pas compensée par la Chine et l’Inde. À terme on peut envisager une domination de l’hydrogène alimenté par un mix énergétique : éolien, solaire, nucléaire ou biomasse… Les Russes ont fait un gros pari, à moyen terme je pense que ça peut passer, mais à long terme, cela risque d’être une catastrophe économique. » complète-t-il.

Hervé Baudu est un officier de marine marchande pédagogue qui enseigne à l’École Nationale Supérieure Maritime. Spécialiste de la sécurité en mer et des navigations en mer glacée, il a travaillé sur le Code polaire, navigue sur les brise-glaces français et apporte des recommandations au Conseil de l’Arctique du ministère des Affaires étrangères. Image : Éditions L’Harmattan

Un passage rendu difficile

Face aux sanctions la Russie ne reste cependant pas spectatrice. « Vladimir Poutine a réaffirmé sa volonté de contrôler le passage de navires de marchandises par un truchement du droit maritime. En Arctique, un État côtier peut exercer un contrôle sur le trafic maritime dans la limite des 200 milles nautiques à condition que ces eaux soient couvertes de glace. Les navires de passage doivent lui demander l’autorisation de transiter à plusieurs reprises entre Béring et la mer de Barents, au niveau de la presqu’île de Nouvelle-Zemble par exemple. La demande doit parfois être formulée 45 jours avant, ce qui complique la procédure. » constate-t-il.

« À l’avenir il est possible que les autorités russes exigent que les navires soient escortés par l’un de leurs brise-glaces à environ 5 dollars la tonne. Ce qui n’est même pas envisageable l’hiver parce qu’ils sont tous utilisés et travaillent près de la péninsule Yamal. À l’inverse, la Chine pourrait bénéficier d’accords privilégiés avec la Russie, ce qui serait favorable à leur ancien projet de brise-glace, mais serait très mal vu par les États-Unis. » conclut l’expert des routes de l’Arctique.

Camille Lin, PolarJournal

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