Le Que Sera est investi par Pacifique, une fondation genevoise qui mêle sciences, éducation et art à bord de ses voiliers, ils viennent de traverser l’Arctique canadien aux bras de mers tortueux, entre glace et coups de vents.
Entre mer, terre et glace, le Que Sera a zigzagué au milieu des nombreuses îles, péninsules, bras de mer et détroits de la partie de l’Arctique depuis Pond Inlet jusqu’à la mer de Beaufort, entre le détroit de Lancaster et Banks Island. Choisissant de ne pas suivre la trace d’Amundsen par le Peel Sound, ils ont préféré le passage du Prince Regent.
« Nous avons eu des bouchons de glace au cours de la première partie de la traversée, avant que ça ne se dégage après le Bellot Strait. » explique Pere Valera Taltavull, capitaine du voilier.
Ainsi, au début de la navigation, une mer chargée de glace les a un peu retardés dès leur arrivée à Pond Inlet le 28 juillet, après une traversée de la mer de Baffin dans la brume. Ils se sont trouvés forcés de mouiller en face du port, à l’abri d’une île, car l’entrée du chenal était bloquée. « Depuis le Upernavik au Groenland, tout le monde disait que c’était anormal pour la saison, » complète-t-il.
« On a attendu dans la ville le temps que le bateau puisse rentrer, explique Paul Molineaux, étudiant de l’Université de Genève. Nous avons logé chez l’habitant parce que l’hôtel était complet, il y avait une réunion pour la gestion d’une mine de fer. »
Pendant ce temps, les marins de Pacifique ont guetté la moindre ouverture pour rallier Pond Inlet le temps d’une escale, idem pour repartir. Le scénario s’est répété dans le détroit de Bellot la semaine suivante, sauf que pour cette fois, le navire s’est mis à la cape entre la Crique du Prince Regent et le golfe de Boothia, à proximité de la passe.
« Nous avons vu pas mal de baleines groenlandaises pendant notre attente, raconte Pere Valera Taltavull. La dérive était bonne avec une météo clémente et ce, malgré un changement de temps prévu. Si le détroit ne s’était pas ouvert, il aurait fallu prévoir un mouillage. Après un jour, on a commencé à slalomer malgré tout et on est passé. »
Puis, juste après le passage de Bellot, la mer s’est anormalement dégagée. Les données du National Snow and Ice Data Center ont enregistré une vitesse de fonte qui était 17 % plus rapide que la moyenne, au cours de la première quinzaine du mois d’août 2023. Si bien que les routes sud du passage du Nord-Ouest se sont presque totalement libérées de la glace.
« À bord, tout le long du trajet, on a fait un suivi du CO2, du méthane et de la température de l’eau. J’ai été étonné de constater des variations très grandes de température, de -1 à 10°C. Il y a aussi eu des changements plus rapides, lorsque nous étions dans des zones proches des terres, d’une amplitude de 5 à 6°C. » remarque le jeune chercheur.
« La banquise nous ralentissait au début, on a manqué une escale à cause des incendies de Yellowknife. En Arctique, c’est difficile de prévoir une recherche sur un terrain depuis un bureau, il ne faut pas le prendre à la légère », assure-t-il de retour de mission, à Genève, où les échantillons d’eau et d’air seront analysés cette année.
Passé Bellot, la glace a laissé place au vent. Les systèmes dépressionnaires se sont enchaînés. Le vent et l’eau plus chaude ont ouvert les détroits. À chaque basse pression, l’équipage s’est mis au mouillage, comme à Pasley Bay. « Les mouillages étaient magnifiques, convient le capitaine. Notre référent glace Christian Dumard nous a conseillés des abris pas forcément répertoriés. » Depuis le bateau, ils ont vu des loups arctiques, des ours et des caribous.
« Le plus difficile, c’est la prise de décision, explique Léa Dillard, marin chez Pacifique. Savoir attendre le bon moment, et y aller. Parce que la glace bouge très vite. Cela se joue des fois à quelques heures. C’est une donnée qui s’ajoute au vent et aux courants, et pour être au bon endroit au bon moment, il faut regarder les différentes options et émettre des hypothèses en fonction de la glace, pour pouvoir respecter ton timing, ça se joue parfois à 20 milles près. »
La côte étant plate, elle n’influence pas vraiment le vent. « Le vent n’était pas trop fort, avec des rafales à 35 nœuds. Un peu d’effet Venturi, mais il y avait surtout des dépressions. Si c’était de l’ouest, il fallait avancer au moteur. Mais si c’était du portant, alors là, c’était cadeau. » ajoute le capitaine.
Le voilier a fait un crochet dans une portion de côte déchiquetée, sur les lieux du naufrage de l’Erebus. « Il est à 12 mètres, de fond, on s’en est approché avec l’annexe, » précise le capitaine. À bord du Que Sera, en plus du suivi de gaz à effet de serre, le projet Beyond Her Horizons (Par-delà leurs horizons, au féminin), retrace le parcours de femmes inuites et canadiennes oubliées par l’histoire de l’exploration arctique.
Une fois les nombreux détroits passés, la mer de Beaufort s’ouvre devant eux fin août, puis ils arrivent le 4 septembre à Tuktoyaktuk. Au ponton gasoil, un béluga est venu à trois mètres du bateau pendant le ravitaillement et le changement d’équipage, avant que le voilier poursuive sa route vers Nome et l’île Kodiak pour passer l’hiver.
Camille Lin, PolarJournal
L’œil d’une photographe embarquée : Léa Dillard, marin chez Pacifique :
J’ai pris ces photos afin d’essayer de capter les émotions qui m’ont nourrie pendant ce voyage. Le cadre n’a finalement pas eu d’importance, au vu de l’ambiance que je voulais saisir. Ce qui m’a marquée dans cette expédition, c’est la communion qui s’est élaborée avec la « glace ».
Quand la mer semble laisser place à la glace, une ambiance douce et silencieuse s’installe. La mer devient un miroir où tout paraît paisible et où les repères se diluent. Un autre monde naît. Les limites n’ont plus de résonances, le ciel se fond dans la mer et donne une élégance sans pareille à la glace. Elle prend forme et développe une beauté à multiples facettes sous la puissance des lumières et les différents angles de vue. On développe alors un nouveau regard, tant les perceptions diffèrent.
L’accroche de la lumière met en valeur un esthétisme qui va de la pure géométrie à des amas pêle-mêle : textures, tons, couleurs. L’aspect de la glace établit un spectacle permanent. Alors, le brouillard vient se mêler à l’histoire. Il amène l’effet de surprise et la vigilance. Toute apparition dans les brumes aiguise le regard et rend davantage attentif à l’environnement.
Je me suis laissée porter et apprivoiser par le jeu de matière entre transparence, opacité et rugosité. Cela te positionne en tant que spectateur et t’amène dans une forme de contemplation sans fin, captivée par le charme du Nord.
Dans ce monde fascinant, en tant que marin, tu dois slalomer, trouver ton chemin, mais surtout savoir attendre et ne pas hésiter quand il faut y aller.
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