Au Groenland, 25 des 34 matériaux critiques pour la transition énergétique sont présents en grande quantité, et jeudi dernier, l’Union européenne et ce pays ont signé des accords stratégiques afin de développer des chaînes de valeurs durables pour l’exploitation de ces matières premières. La déclaration de partenariat suit une série d’accords stratégiques bilatéraux débutée en 2021 entre l’Union européenne et le Canada, l’Ukraine, le Kazakhstan, la Namibie, l’Argentine, le Chili, la Zambie et la République démocratique du Congo. L’Union européenne souhaite débloquer 300 milliards d’euros à travers ces différents partenariats, annonçant apporter son expertise en matière de prospection, d’exploration, d’extraction, de transformation et de raffinage des matériaux critiques pour l’industrie européenne. L’objectif : l’approvisionnement sûr, durable et résilient.
À travers ce nouveau partenariat, l’Union européenne souhaite « dialoguer étroitement avec la société groenlandaise » pour « développer des projets communs », « attirer les investissements », « faciliter les relations commerciales » et « exploiter de manière durable ». Jutta Urpilainen, commissaire européenne aux partenariats internationaux déclarait à cette occasion que « la nouvelle décision d’association outre-mer prévoit qu’environ la moitié de l’enveloppe totale de 500 millions d’euros pour la période 2021-2027 soit uniquement consacrée à la coopération de l’Union avec le Groenland. »
Florian Vidal, chercheur en sciences politiques, est membre du groupe de recherche « Métaux Stratégiques », financé par l’Agence nationale (française) de la recherche. Il est actuellement en poste à l’Université Arctique de Norvège à Tromsø et collabore avec l’Institut français des relations internationales, l’Université Paris Cité et l’Académie militaire de Saint-Cyr. Ici, dans une interview pour PolarJournal, il dessine les contours de cet accord-clé pour le développement de l’UE et du Groenland, où « tout reste à faire » et insuffle sa vision prospectiviste sur cette page blanche des hautes latitudes.
Dans quel contexte ces accords miniers ont-ils été passés ?
Les discussions sur la question minière entre l’Union européenne et le Groenland remontent déjà à quelques années et entrent dans la stratégie européenne de réindustrialisation dans le cadre de la transition énergétique avec la volonté de diminuer les risques de dépendance vis-à-vis de la Chine. Notamment la nécessité de sécuriser certains métaux critiques dont les terres rares, le cuivre, le cobalt, et d’autres minéraux que le Groenland détient. Sur le plan géologique, l’île est très riche, comparable au nord de la Russie ou au nord du Canada. Si l’on regarde une carte, le Groenland est dans une zone amicale, dans la bulle de l’Otan.
Cette déclaration de partenariat va dans le sens des politiques minières de l’Europe dans la région de Barents, avec la Finlande, la Suède. De même, l’accord stratégique « Green Alliance » passé cette année entre la Norvège et l’UE entre dans le cadre cette politique industrielle de la transition écologique. Un accord similaire a été signé avec le Japon en 2021. C’est intéressant de voir quel écosystème l’UE entend créer en termes de chaîne de valeur sur les ressources minières. Cela s’inscrirait aussi dans une dynamique selon laquelle le Groenland s’arrimerait économiquement à l’Union européenne.
Aujourd’hui, le Groenland c’est avant tout la pêche, ils essaient de développer le tourisme pour diversifier leurs revenus, et finalement les Groenlandais demeurent dépendants des subventions du Danemark avec un peu moins de 500 millions par an. L’idée de développer les activités minières serait, en substrat, aussi celle de trouver assez de revenus pour prétendre à cette fameuse indépendance vis-à-vis du Danemark.
Quelle est la dimension environnementale du projet de collaboration ?
L’année dernière, la majorité de la population groenlandaise était favorable aux projets miniers, sauf pour l’uranium et tout ce qui peut être radioactif, cela risque à un certain moment de poser un problème. Dans certains pays, le nucléaire redevient un enjeu important pour la transition, pouvant devenir un point de contentieux ou de pression venant de certains pays européens.
Il y a plusieurs groupes politiques qui parlent des risques environnementaux et sociaux liés à la mine. La mine durable est un concept un peu difficile à accepter pour les populations locales, mais qui est mis en avant. Il existe des efforts louables en termes d’électrification des activités minières. Dans le cas de futures exploitations au Groenland, je pense que les projets miniers devront être électrifiés et ne pas émettre de carbone. Une entreprise comme LKAB mise sur l’innovation technique, la digitalisation et la robotisation des mines. Les miniers essayent de promouvoir cette idée de mine durable, celle qui respectera les normes sociales, avec des technologies qui viendront en appui des travailleurs, pour les soulager, et évidemment compatibles avec la protection de l’environnement.
Et c’est là que l’UE a une carte à jouer. En termes d’acceptabilité, ce serait plus facile s’il y avait des règlements et des mesures de contrôle pour utiliser moins de produits chimiques dans les activités extractives par exemple. Elle essaye de se distinguer sur le marché par rapport à la Chine et les États-Unis, elle ambitionne une mine la plus respectueuse des écosystèmes naturels. C’est un enjeu crucial ! Le problème avec la mine, c’est qu’on peut retourner la question dans tous les sens, elle aura toujours un impact environnemental. L’idée in fine, c’est de les réduire au maximum, et c’est un point important pour le Groenland.
Quels sont les concurrents de l’Europe au Groenland ?
L’effet négatif d’un niveau très haut de normes, c’est la dissuasion des investisseurs. Si c’est le Groenland qui met en place ce cadre juridique, trop strict, les acteurs miniers seront amenés à s’aligner. Donc à moyen terme, l’objectif est de tendre vers un rapprochement entre les normes européennes et groenlandaises pour favoriser les acteurs européens, par rapport à ceux venus des États-Unis par exemple. La Chine est plus ou moins sortie du jeu sur l’île alors que les relations entre les pays nordiques et la Chine se sont refroidies. Mais la République populaire reste indispensable sur la chaîne de valeur des terres rares. Même extraites au Groenland, ces matières premières devront passer par la Chine dans une des étapes du processus industriel pour aboutir au produit fini. Par sa maîtrise industrielle et sa capacité de production, la Chine détient une forme de monopole qui la rend incontournable, ce qui constitue un verrou critique pour mettre en place une chaîne de valeur européenne.
Les États-Unis sont un peu en avance au Groenland, ils ont mis en place des packages d’aides économiques et ont des sociétés qui sont déjà en prospection. KoBold Metals, soutenus par les grands entrepreneurs de la Silicone Valley comme Jeff Bezos et Bill Gates, utilise ainsi l’intelligence artificielle pour optimiser l’extraction. Ils identifient l’endroit le plus intéressant pour commencer à exploiter, ce qui permet d’avoir tout de suite la meilleure partie du gisement et ensuite de limiter les rejets et la consommation énergétique. Ils sont particulièrement intéressés par les minéraux de l’électrification, comme le cuivre, le nickel et le cobalt, nécessaires pour les batteries de véhicules électriques. Il reste à voir comment l’UE se positionnera face à cette concurrence. Même si l’UE et les État-Unis sont des alliés, il ne faut pas oublier qu’ils défendent avant tout leurs intérêts économiques et industriels, et ce ne sont pas eux qui créeront notre chaîne de valeur.
Quel est l’échelle de temps entre la signature de ces accords et l’apparition concrète d’un projet d’extraction ?
Ce document est très intéressant, mais on part d’une feuille blanche. Aujourd’hui deux mines sont en activité, le titane et le rubis, après ça, tout est à faire. Une des problématiques, inhérente à toute exploitation de ressources naturelles, c’est le cours des métaux. Si le prix est à la hausse sur le marché d’un métal comme le cuivre, forcément, les investisseurs vont être intéressés pour exploiter les réserves de cuivre au Groenland, et de financer un projet extractif dans cette zone malgré toutes les difficultés techniques. Ensuite, il reste la question du manque d’infrastructures car sans elles, c’est difficile d’imaginer une exploitation à grande échelle sur l’île.
Mais au-delà des infrastructures qui seront nécessaires – ports, routes ou rails -, le plus difficile c’est la question des ressources humaines. L’île compte 50 000 habitants environ ; avec ces accords, la population doit bénéficier des retombées économiques, de la création d’emplois, il faut donc former ces personnes. Il sera nécessaire d’investir dans des filières de formation et permettre aux Groenlandais de venir dans les universités spécialisées, comme celle de Luleå en Suède. Aujourd’hui, ces ressources répondent aux besoins de transition, mais c’est un long chemin qui prendra au moins 15 ou 20 ans.
Propos recueillis par Camille Lin, PolarJournal
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