Le bruit des navires couvre sept des 41 appels des bélugas dans la région d’Anchorage – formant une population isolée qui pourrait s’éteindre. De nouveaux éléments de compréhension de cette espèce émergent, alors que le projet de restauration du plus grand port commercial d’Alaska est en bonne voie.
« J’ai passé des milliers d’heures à écouter cette population [de bélugas de Cook Inlet, Alaska]. Chaque fois que je repère un nouveau type d’appel, c’est très excitant, a déclaré Arial Brewer, doctorante en bioacoustique à l’Université de Washington et l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA). Écouter ce qui se passe dans leur monde est vraiment fascinant. » Des propos accompagnant à la publication d’une étude dans le Journal of the Acoustical Society of America, dans laquelle la biologiste et ses collègues inventorient pour la première fois 41 types de cris chez les bélugas, dont 18 appartiennent uniquement à la population du golfe de Cook, aux abords d’Anchorage dans le sud de l’Alaska.
Les résultats confortent l’hypothèse selon laquelle certains cris sont communs à l’espèce pendant que d’autres n’existent que dans cette population. Au sein des 41 signaux, 16 ont été documentés dans plusieurs populations, mais pas dans toutes, et seulement sept sont communs à toutes les populations. Ces animaux très sociaux utilisent la voix pour communiquer, naviguer, chasser et unir le groupe. Ici, les chercheurs ont divisé les cris en trois catégories : les sifflements, les appels émis par impulsion, et les combinaisons d’appels. Mais cette étude du répertoire vocal des bélugas montre que les bruits dus à l’activité humaine masquent leurs signaux sonores.
Les scientifiques ont travaillé dans le delta de la rivière Susitna, dans le cœur de l’habitat de cet animal, deux kilomètres autour du port d’Anchorage et dans un rayon de 17 kilomètres autour de la route commerciale qui y mène. « L’habitat fondamental de ces baleines est une zone très bruyante », explique Arial Brewer.
« Les niveaux de bruit de fond dans le bras Knik sont déjà élevés en raison de la présence de navires, des courants forts, des tourbillons, du trafic des bateaux de plaisance, des patrouilles des garde-côtes américains, du dragage et du trafic maritime, commercial et militaire entrant et sortant du port d’Anchorage », peut-on lire dans un rapport de la NOAA de 2022, préalable au projet de rénovation du plus grand port de l’Alaska.
Un bruit de fond qui pourrait empêcher les bélugas de se « comprendre ». L’étude montre qu’à 10 milles, le bruit des navires en transit masque partiellement les cris des bélugas et les masque totalement quand ils sont plus près. Il y aurait environ 480 bateaux par an, soit 8 à 10 par semaine, soit un écran sonore de 29 à 37 heures par semaine, selon les résultats. « Tous ces bruits d’origine humaine indiquent que les bélugas sont susceptibles de ne pas entendre les communications essentielles entre eux, telles que les cris d’alarme des prédateurs ou l’appel d’une mère à son petit », ajoute Arial Brewer dans le communiqué de l’étude.
Le son est important dans cette région turbide. À l’embouchure de la rivière Susitna, et dans la baie de Trading, l’eau est trouble à cause des forts écoulements glaciaires, si bien que « ça ressemble à du chocolat au lait », décrit-elle. Le besoin de communication acoustique semble donc plus que jamais nécessaire. La NOAA et les chercheurs suivent ces animaux en les enregistrant depuis 2008. La population compte 331 individus, isolés géographiquement et génétiquement des autres bélugas. Cette population a décliné de 75 % malgré la régulation de leur chasse en 1999 puis l’interdiction en 2005, suivie de leur classement en 2008 parmi les espèces en danger dans le Endangered Species Act, une loi fédérale américaine de 1973. Les scientifiques pensent que si la population s’éteint, le golfe de Cook pourrait ne pas être recolonisé par les bélugas. Il n’y a que cinq populations en Alaska sur les 21 de l’Arctique.
« L’Homme est une espèce très visuelle. Il nous est difficile de comprendre le bruit qui règne sous la surface de l’océan et l’impact qu’il a sur les mammifères marins tels que les bélugas, estime Arial Brewer. Nous espérons que nos résultats conduiront à d’autres études afin de mieux informer les gestionnaires sur ces types d’impacts causés par l’être humain. »
Fin juillet dernier, l’administration de Dave Bronson, maire d’Anchorage, a adopté des mesures importantes liées au projet de modernisation du port de l’Alaska. « La conception modifiée du quai de chargement, telle qu’elle est proposée, permet d’accueillir la flotte actuelle et offre la flexibilité nécessaire pour recevoir des navires supplémentaires et plus grands à l’avenir », peut-on lire dans un mémorandum joint à l’ordonnance du procédé administratif de Bronson.
« En se basant sur le bruit de fond déjà élevé autour de la zone du port d’Anchorage et la capacité des bélugas à compenser le masquage, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les bélugas s’habituent à l’installation des pieux [fondation sous-marine], comme ils l’ont fait pour le trafic maritime. On s’attend à ce que la fréquence et l’intensité des réactions comportementales, si elles sont présentes, diminuent lorsque l’accoutumance se produira », stipulent les experts de la NOAA dans le rapport préalable aux travaux du port. Mais ces conclusions pourraient bien être ébranlées par les résultats d’Arial Brewer, une étude qui pourrait faire un peu de bruit à Anchorage.
Camille Lin, PolarJournal
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