Une étude sans précédent révèle la meilleure estimation jamais publiée de la répartition de la pêche industrialisée. Zones de pêche prisées pour certaines espèces, les pôles sont cependant très différemment surveillés. Si l’Arctique est assez bien géré, l’observation de l’Antarctique souffre de difficultés d’observation.
Les trois quarts des activités de pêche en mer ne sont pas rendus publics, c’est-à-dire que les navires ne partagent pas leurs données de navigation ou qu’ils ne sont pas pris en compte par un système de surveillance. Pour ce qui est de l’activité maritime en lien avec le transport et l’énergie, environ un tiers n’est pas visible non plus. C’est ce que montre l’étude publiée le 3 janvier dans Nature par Global Fishing Watch, une organisation à but non lucratif lancée par Google en 2015, puis devenue autonome en 2017. Elle travaille sur l’accessibilité des données mondiales de la pêche.
« Il y a 10 ans, nous n’avions aucune idée de la répartition des pêcheries mondiales dans les eaux internationales, et nous avons été très surpris de découvrir l’étendue de ces 75 % manquants », commente David Kroodsma, directeur de la recherche et de l’innovation de Global Fishing Watch.
Retour sur la méthode
Les chercheurs ont inventorié les trajets des navires entre 2017 et 2021 – ceux qui partagent ouvertement leurs données de navigation grâce à des transpondeurs de type AIS et VMS. Puis ils ont entraîné une intelligence artificielle à reconnaître l’activité maritime à partir d’images satellites.
« Nous avions déjà réalisé une première carte de pêche avec les données AIS et VMS, mais nous savions qu’il manquait une partie du puzzle, nous explique Fernando Paolo, ingénieur en intelligence artificielle chez Global Fishing Watch. Nous avons donc développé une technologie avec les satellites capable de combler ce manque. Le gros avantage des images radar, c’est qu’elles ne sont pas limitées par les nuages, ou le manque de soleil, pour détecter des objets sur l’océan. »
Les ingénieurs ont ensuite entraîné une intelligence artificielle à reconnaître les navires de pêche. « On prend en compte l’environnement, la profondeur, le trafic, la température, la chlorophylle, la taille du vaisseau… Les pêcheurs suivent les poissons, ils suivent les lignes bathymétriques par exemple », ajoute Fernando Paolo.
Et les régions polaires ?
L’Arctique est l’espace maritime où les navires partagent le plus leurs données de navigation. En Norvège, 75 % des activités maritimes sont connues, contre 100 % d’absence de données d’activité dans le golfe du Bengale.
« Une des choses les plus fascinantes concernant la carte des pêcheries mondiales, c’est de voir qu’il y a peu de pêche en Arctique en comparaison avec les autres parties du monde. La plupart des bateaux partagent leurs données de navigation, principalement parce qu’on y trouve des pays développés et des bateaux de grandes tailles », observe David Kroodsma.
Que représentent ces 75 % ? Dans l’Arctique norvégien, on trouve l’une des pêcheries de morue les plus importantes qui cohabite avec d’autres pêcheries industrielles. « Il s’agit essentiellement de navires côtiers pêchant avec des engins conventionnels, le chalutage se pratiquant essentiellement en dehors de la limite des 12 milles nautiques. Il existe également d’importantes pêcheries pélagiques », explique Alf Håkon Hoelt, chercheur en droit et gouvernance de l’océan à l’Université Arctique de Norvège, à Tromsø.
L’étude du Global Fishing Watch rappelle qu’un milliard de personnes dépendent directement de la mer pour se nourrir, ce qui concerne aussi l’Arctique. « Par rapport à d’autres régions situées à la même latitude, la zone est très peuplée. La pêche et l’aquaculture sont les piliers des économies régionales et locales le long de cette côte », complète Alf Håkon Hoelt.
Quant aux 25 % restants, ils ne sont pas forcément des activités illégales en Norvège. La plupart des activités non répertoriées se trouvent dans les fjords. « Ce chiffre ne reflète pas la pêche industrielle dans la zone, qui, elle aussi, est bien surveillée », ajoute Fernando Paolo.
Une réglementation n’était pas encore entrée en vigueur lors des observations. « Jusqu’en 2021, les navires de moins de 15 mètres n’étaient pas tenus d’être équipés d’un système VMS », précise Alf Håkon Hoelt, en ajoutant que « la Norvège compte une grande flotte de navire de petite taille dont 4 000 à 5 000 mesurent moins de 11 mètres. »
« Concernant le cabillaud russe, c’est difficile d’avoir des informations sur les activités non déclarées », remarque Hervé Baudu, expert des navigations polaires de l’École Nationale de Marine Marchande. Le projet Global Fishing Watch est à ce niveau limité dans ses observations.
Iceberg ou navire ?
« Un autre défi dans les régions polaires est la forte concentration d’icebergs qui peuvent être confondus avec des navires », précise Fernando Paolo.
Le projet souhaite améliorer ses observations dans les régions où la mer est glacée et où il y a des icebergs. Le projet vise la cartographie de toutes les activités humaines présentes à la surface des océans.
« La technologie de Unseenlabs, basée sur l’électromagnétisme des navires, serait à ce titre d’une incroyable valeur pour Global Fishing Watch, surtout en Arctique, où les radars ont des difficultés à dire si c’est un iceberg ou si cela n’en est pas un, explique David Kroodsma. Ici, les fréquences radios sont très claires. »
Progresser dans les régions polaires pourraient être un grand pas pour la surveillance et la gestion des pêcheries. Dans l’océan Austral, le krill, la légine et des poissons lanternes forment des grandes concentrations de biomasse convoitées. Des actions de pêche illégales ont déjà été déjouées dans les Terres australes et antarctiques françaises, grâce à la surveillance militaire et aux technologies embarquées sur le dos d’albatros géants. Mais cette pression d’observation est infime face à l’étendue de cet océan.
Une autre limite à laquelle se confronte Global Fishing Watch, c’est une couverture réduite des imageries satellitaires dans la région antarctique. Selon Cannelle Gaucher de Unseenlabs, « les satellites d’Unseenlabs passent au-dessus des régions polaires. »
Le Global Fishing Watch estime que la proportion de stocks gérée durablement représente un tiers des pêcheries observées. « Nous avons besoin de plus de transparence quant à l’activité maritime et ces nouvelles données montrent où se trouvent les besoins. Aujourd’hui, nous sommes capables de repérer les navires qui ne diffusent pas leur activité, de connaître leur taille et d’estimer s’il est en pêche », conclut David Kroodsma.
Camille Lin, PolarJournal
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