Cela peut paraître paradoxal, mais dans les régions polaires, les mondes de glace et de neige, l’approvisionnement en eau est un problème. Les basses températures en particulier sont responsables du fait que les habitants des stations et communautés polaires doivent maintenir une infrastructure coûteuse et gourmande en énergie pour pouvoir garder l’eau à l’état liquide. Deux équipes de recherche de la Haute école des sciences appliquées de Zurich développent actuellement une méthode qui pourrait permettre de résoudre ce problème.
Le principe est très simple : de l’eau est mélangée à un lipide (phytantriol) disponible dans le commerce, qui abaisse le point de congélation jusqu’à -120°C. La phase liquide peut être transportée dans des réservoirs de stockage. La phase cristalline liquide du mélange est pompable et peut donc être stockée et transportée dans des réseaux hydrauliques, même dans des régions froides, sans qu’il soit nécessaire de maintenir des réservoirs ou des tuyaux à une température adéquat. Pour récupérer l’eau, la phase est pompée dans une simple installation de distillation, d’où la vapeur d’eau et le lipide sont séparés. Le lipide est ensuite renvoyé dans l’installation de mélange. La vapeur d’eau est liquéfiée par refroidissement et peut être utilisée directement dans le bâtiment. Dans un souci de durabilité, l’eau utilisée est purifiée et réintroduite dans l’installation de mélange, où elle est à nouveau combinée avec le phytantriol extrait précédemment pour former une mésophase. Ce principe a été développé et étudié par deux équipes de recherche de la Haute école des sciences appliquées de Zurich, en étroite collaboration avec le professeur Raffaele Mezzenga et le docteur Yang Yao du Laboratory of Food and Soft Materials de l’EPFZ, ainsi que Sirin Orbital Systems AG, une entreprise zurichoise spécialisée dans les technologies spatiales innovantes. Les résultats ont été publiés dans la revue spécialisée Journal of Aerospace Engineering.
Des éléments clés de la proposition ont été conceptualisés et leur faisabilité a été testée par le Dr Marius Banica de l’Institute of Energy Systems and Fluid-Engineering IEFE et par Jan Inauen de l’Institute of Materials and Process Engineering IMPE. « Nous avions initialement été sollicités par le Dr Madi pour développer un concept basé sur les mésophases pour l’approvisionnement en eau d’une station lunaire habitée dans le cadre d’un projet spatial de l’Agence spatiale européenne ESA », explique le Dr Banica à PolarJournal. « L’eau devrait y être stockée et transportée avec le moins d’énergie possible et à moindre coût, ce qui est rendu difficile par les basses températures », ajoute Jan Inauen.
Les deux instituts font partie de la Haute école des sciences appliquées de Zurich en Suisse, où quelque 14 000 étudiants et environ 3 600 collaborateurs proposent, outre l’enseignement, la recherche et le développement, des services en collaboration avec l’industrie. L’IEFE, par exemple, dirigé par le professeur Frank Tillenkamp, travaille sur le développement des énergies renouvelables, des systèmes de stockage et des systèmes, procédés, processus et même installations efficaces sur le plan énergétique dans les domaines des systèmes électriques et thermiques. Une équipe de recherche est spécialement dédiée à la technique du froid. D’autre part, les quelque 50 collaborateurs de l’IMPE, dirigé par le Dr René Radis, s’occupent des technologies des matériaux et des procédés. Ils mènent des recherches dans les domaines des matériaux haute performance, des technologies modernes de transformation et d’assemblage, des techniques de surface innovantes et de la technologie des procédés durables.
Pour leur méthode, les groupes de travail se sont inspirés de deux travaux publiés précédemment par le professeur Mezzenga et son équipe à l’EPFZ, ainsi que par des chercheurs de l’université de Zurich. Dans ces travaux, les équipes ont découvert que l’eau peut être maintenue à l’état liquide à des températures très basses lorsqu’elle est mélangée à un lipide conçu à cet effet. Cela est dû à ce que l’on appelle les effets de nanoconfinement doux. Plus tard, le groupe a étendu le concept en utilisant le phytantriol, un alcool aliphatique largement disponible, pour maintenir l’état liquide à des températures bien inférieures au point de congélation. Ils ont également montré comment cette eau présente dans le nanoconfinement cryogénique pouvait être utilisée pour permettre à des réactions enzymatiques de se produire à des températures inférieures au point de congélation, ce qui n’est pas possible avec de l’eau pure.
Sur cette base scientifique, le Dr Banica et Jan Inauen ont développé d’autres concepts d’application et ont découvert que l’eau pouvait être très facilement extraite de la mésophase par distillation. La vapeur d’eau produite pendant le processus est refroidie et condensée dans un tube, tandis que le phytantriol gélatineux peut être entièrement récupéré. L’eau est réutilisée et le phytantriol est renvoyé dans l’installation de mélange pour être réutilisé. « Le phytantriol est parfaitement adapté à cet usage, car la substance n’est pas toxique, non volatile, non corrosive et surtout difficilement inflammable », explique Jan Inauen. « De plus, il est disponible très facilement et à moindre coût et ne doit être transporté qu’une seule fois vers l’installation. Nous pensons qu’il peut ensuite être utilisé aussi souvent que nécessaire ».
Des éléments clés de la technologie ont été testés à petite échelle et avec relativement peu de moyens dans les locaux des deux instituts. Les deux équipes de recherche ont également pu évaluer les dépenses énergétiques possibles. Par exemple, le système de survie d’un équipage de 10 personnes dans une station lunaire nécessiterait moins de 41 kW pour faire circuler le mélange entre les réservoirs externes et les locaux. En améliorant encore l’architecture, par exemple en utilisant des échangeurs de chaleur et en exploitant la chaleur résiduelle à des fins de chauffage, cette dépense énergétique pourrait encore être réduite. « Notre méthode n’est pas très gourmande en énergie », explique Marius Banica. « Même avec des installations solaires et/ou éoliennes, le système peut fonctionner avec suffisamment d’énergie ». Par rapport à l’énergie nécessaire pour chauffer les tuyaux d’eau provenant de réservoirs et de sources d’eau, les quelque 50 kW d’énergie totale dépensés ne pèsent donc pas lourd et confèrent à la méthode une grande durabilité.
Un autre aspect de ce type est le fait qu’après son utilisation, l’eau pourrait être purifiée dans une station de traitement des eaux, puis réutilisée. « En théorie, il est même possible d’en faire de l’eau potable », ajoute le Dr Banica. « Mais pour cela, il faut probablement que beaucoup de gens se surmontent et accordent une très grande confiance au système, car l’eau purifiée proviendrait des douches ou d’autres endroits ».
Afin de tester le projet à plus grande échelle, les deux équipes veulent développer un système plus grand qui pourra ensuite être testé sur le terrain. Le laboratoire de recherche du SLF sur le Jungfraujoch, en Suisse, devrait servir à cela. « Le domaine alpin est idéal pour réaliser un premier essai », sont convaincus les deux chercheurs. En cas de succès, l’étape suivante serait de se diriger vers l’Arctique ou l’Antarctique, où les stations de recherche ou les communautés arctiques pourraient profiter directement d’une technologie qui, bien que prévue à l’origine pour être extraterrestre, pourrait désormais résoudre un problème très terrestre.
Dr. Michael Wenger, PolarJournal
Liens vers les études :
Banica et al (2023) J Aerosp Eng 36 (6) Conceptual assessment of a lipid-based water storage system for lunar life support and exploration
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