A l’occasion de la Journée internationale de l’ours polaire, PolarJournal fait le point sur le roi de l’Arctique au Groenland. Pour en savoir plus sur l’état de la recherche scientifique, la prise en compte des savoirs autochtones et les découvertes scientifiques, nous avons interviewé Fernando Ugarte de l’Institut des ressources naturelles du Groenland.
Où en sont les recherches sur les ours polaires ? Comment ont-elles évolué au cours des 20 dernières années ?
Certaines démarches basiques sont pratiquement les mêmes depuis les années 1990. Capturer des ours, les marquer, les recapturer pour voir si ce sont toujours les mêmes individus, ou utiliser des colliers satellite et GPS. Le fait que cela n’ait pas beaucoup changé est une bonne chose car nous pouvons comparer nos données avec celles collectées il y a trente ans.
Certaines choses sont désormais plus pratiques et plus intelligentes. Les émetteurs satellite que nous installons sur les ours sont devenus plus petits, ils durent plus longtemps et sont plus précis. Nous pouvons obtenir toutes les données – leur température ou leurs activités comme chasser, se reposer, manger, dormir ou mourir – à partir de leurs colliers. Comme ces derniers stockent toutes ces données, nous savons s’ils ont été sur terre ou dans l’eau pour chasser le phoque.
Les analyses génétiques se sont également améliorées. Auparavant, pour connaître le nombre d’ours, il fallait les attraper, leur tatouer les lèvres ou leur poser des marques d’oreille. La fois suivante, nous devions vérifier si les ours étaient marqués, s’il s’agissait des mêmes individus. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de faire cela. Nous pouvons leur envoyer une fléchette, prélever un peu de peau et obtenir des données génétiques.
À l’avenir, nous pourrons probablement collecter la neige provenant des empreintes d’un ours polaire et savoir quelles traces appartiennent à quel ours.
Comment le changement climatique a-t-il influencé la recherche sur l’ours polaire ?
Fondamentalement, toutes les recherches doivent désormais prendre en compte le changement climatique. S’il n’y avait pas de changement climatique, la plupart de nos études se concentreraient davantage sur la manière dont les ours polaires utilisent leur habitat, où ils chassent, quelles sont les zones importantes, comme si ces aspects ne changeaient pas. Mais maintenant, avec la question du changement climatique, nous devons savoir comment les ours polaires s’y adaptent. Il existe de nombreuses populations différentes d’ours polaires, chacune ayant ses propres conditions de glace, taille de population et pression liée à la chasse.
En outre, nous aimerions avoir une certaine idée de ce qui se passera dans le futur. Mais c’est compliqué car on ne sait pas vraiment comment sera le climat dans cinq, dix ou cinquante ans. Plus on avance dans le futur, plus les modèles sont incertains. Selon le niveau des émissions humaines et si nous suivons ou non les Accords de Paris, il y aurait plusieurs degrés de différence de température et beaucoup moins de glace de mer, surtout si nous ne respectons pas les accords.
Dans un article publié en 2018 dans l’Arctic Business Journal, vous disiez que les ours polaires ne disparaîtront pas en 2100 malgré ce qui a été rapporté à plusieurs reprises dans les médias. Pourquoi ?
Je connais deux études sur ce sujet qui ont peut-être besoin d’être mises à jour. Mais la première concerne les projections de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), selon lesquelles le nombre d’ours polaires diminuera de 30 % en 2050 par rapport à leur population en 2015. Ceci est basé sur la meilleure analyse que je connaisse.
Il existe un autre article, publié en 2020, qui dit qu’en 2100, et à moins que nous ne réduisions drastiquement nos émissions, il ne restera d’ours polaires que dans de petites zones comme le nord du Groenland et l’île d’Ellesmere. Même dans ce document, ils n’affirment pas que les ours polaires vont disparaître. Il est probable que les ours verront leurs zones de vie repoussées davantage vers les zones les plus au nord.
Alors les populations d’ours polaires vont diminuer mais pas disparaître ?
En effet. En hiver, la glace marine continuera à se former et les ours polaires continueront à errer dans l’Arctique. Le problème sera l’absence de glace marine en été. Les ours polaires devront passer de plus en plus de temps sans manger. Il leur sera alors impossible de vivre dans autant d’endroits que là où ils vivent actuellement.
Mais je pense que dans les régions les plus septentrionales de l’Arctique, il y aura encore suffisamment de glace de mer pour les ours polaires. Ou dans les endroits où il y aura encore une calotte glaciaire qui s’enfoncera dans la mer dans un fjord.
Comme c’est le cas pour la sous-population du sud-est du Groenland ?
Oui, cette population nous a fait comprendre qu’elle pouvait encore vivre là où il n’y avait pas beaucoup de glace marine, mais avec la glace des glaciers.
L’étudiez-vous toujours ?
Oui, nous venons de recevoir un financement pour démarrer une étude de trois ans. Il existe quelques centaines d’individus mais on ne sait pas combien ils sont précisément. Nous nous préparons à nous y rendre pour pouvoir capturer des ours l’année prochaine, utiliser des données satellites, faire des biopsies d’ADN et étudier leur alimentation. Nous devrions avoir un nombre précis d’individus d’ici 2028. De plus, nous aurons une idée de leur évolution depuis 2015, date à laquelle nous avons commencé à les étudier. Ce sont des animaux très intéressants, il faut les surveiller.
Il semble que nous ayons encore beaucoup à apprendre et à découvrir sur cette sous-population…
Oui, et heureusement, ce n’est pas la seule population que nous avons. Il faudra probablement retourner au nord-ouest du Groenland, dans la baie de Baffin et le bassin de Kane. Nous avons beaucoup travaillé dessus de 2009 à 2016 et nous devons y retourner.
La population de la baie de Baffin, qui est importante, est toujours en bonne santé. Mais elle montre des signes de stress par rapport aux années 1990. Les ours nagent plus longtemps, parcourent de plus longues distances et présentent une condition physique péjorée. Ils sont plus minces maintenant alors qu’ils étaient bien gras. La conséquence est que les femelles n’ont plus deux à trois petits à la fois. Elles ont tendance à n’avoir qu’un seul bébé, voire pas de bébé du tout. De plus, les ours passent plus de temps à terre pendant l’été.
À l’extrême nord de l’ouest du Groenland se trouve la population du bassin de Kane. Elle très petite mais se porte très bien. Les ours vivent dans un environnement où la glace était auparavant très épaisse toute l’année, voire même trop épaisse pour que les phoques puissent faire leurs trous de respiration et vivre. Aujourd’hui, la majeure partie de la glace fond en été et la glace saisonnière convient mieux aux phoques et aux ours polaires.
Quelles sont les différentes populations d’ours polaires au Groenland ? Combien en avez-vous identifié ?
Si nous les prenons dans le sens des aiguilles d’une montre depuis Nuuk dans le sud-ouest du Groenland, où je me trouve, nous avons six sous-populations :
Sous-population du détroit de Davis: Il s’agit d’une sous-population importante (environ 2 000 individus), venant principalement du Canada avec la glace marine en hiver.
Baie de Baffin: Lorsque les glaces fondent en été, la majeure partie de la sous-population se dirige vers le Canada. Une partie d’entre eux reste sur la baie de Melville.
Bassin de Kane: C’est une petite sous-population qui se porte bien. Ils se déplacent également entre le Canada et le Groenland.
Bassin arctique: Ils se trouvent au nord du Groenland, près du pôle Nord. Des ours polaires de différentes sous-populations s’y mélangent probablement.
Sous-population du Groenland oriental: Nous sommes sur le point de connaître leur nombre, car nous avons réalisé une enquête l’année dernière. C’est une vaste zone avec de nombreux ours polaires et beaucoup de glace marine.
Sud-est du Groenland: C’est une petite sous-population qui se mélange très peu avec les autres sous-populations.
Les ours polaires bougent généralement beaucoup. Nous les appelons sous-populations et non populations, car elles se déplacent sur des milliers de kilomètres. Sauf pour cette sous-population du sud-est du Groenland qui se déplace principalement d’un fjord à l’autre, à travers les montagnes. Parfois, les ours de cette sous-population se dirigent vers la banquise au large, où ils risquent de dériver vers le sud du Groenland ou l’océan Atlantique, mais ils retournent généralement à la nage jusqu’à leurs fjords avant de dériver trop loin. Ils doivent y avoir suffisamment de nourriture pour ne pas avoir besoin de se déplacer beaucoup.
Des scientifiques travaillant avec des populations autochtones est un sujet dont on parle beaucoup actuellement. Votre institut travaille-t-il avec les populations locales et comment ?
Nous le faisons à différents niveaux et à différentes étapes de la recherche. Chaque fois que nous commençons une évaluation dans un domaine, nous commençons par un grand entretien. Nous contactons l’organisation des chasseurs et examinons les statistiques de chasse pour nous assurer de parler avec les chasseurs d’ours polaires les plus expérimentés. Les chasseurs les plus compétents sont très importants pour leurs communautés, car ils apportent de la nourriture et maintiennent la culture vivante. Mais ce sont aussi des spécialistes de la faune. Ils ont beaucoup de connaissances et d’expérience sur l’endroit où se trouvent les ours polaires et sur la façon dont ils évoluent.
Nous réalisons des entretiens, puis nous rédigeons des rapports et planifions la manière dont nous allons réaliser notre étude. Allons-nous faire un relevé aérien ou un relevé par marquage-recapture ? Chaque fois que nous le pouvons, nous emmenons avec nous une personne de la communauté de la zone d’étude en hélicoptère ou en avion.
De plus, chaque fois qu’un chasseur attrape un ours, il doit remplir un formulaire concernant la chasse et l’endroit où elle s’est déroulée. Ils doivent ensuite nous envoyer ce formulaire avec une petite dent située derrière la canine et un échantillon de tissus, généralement prélevé sur le bout de la langue de l’animal. Ce qui nous permet d’obtenir un échantillon d’ADN. La petite dent nous permettra quant à elle de connaître l’âge de l’ours.
Nous menons actuellement des entretiens avec les agriculteurs du sud du Groenland sur les conflits avec les ours polaires. Apparemment, les animaux abattus dans cette zone proviennent pour la plupart de l’est du Groenland. Ils arrivent vers le sud portés par les courants et aboutissent au sud où se trouvent de nombreuses fermes. Nous voulons étudier la dynamique entre les ours polaires et les éleveurs de moutons. C’est, je pense, une histoire très intéressante.
Propos recueillis par Mirjana Binggeli, PolarJournal
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