Par Sebastian Wieczorek, Eoin O’Sullivan et Kieran Mulchrone, Collège universitaire de Cork
Dans les tourbières de l’Alaska, du Canada et de la Sibérie, des feux dits « zombies » disparaissent de la surface de la terre et couvent sous terre pendant l’hiver avant de reprendre vie au printemps suivant. Ces incendies intriguent les scientifiques car ils apparaissent au début du mois de mai, bien avant la saison habituelle des incendies du Grand Nord, et peuvent se rallumer pendant plusieurs années.
La plupart des scientifiques pensent que les feux « zombies » sont les vestiges d’incendies en surface, mais nous avons identifié une autre cause. Nos recherches suggèrent qu’une élévation rapide de la température de l’atmosphère en surface peut provoquer un réchauffement soudain des sols tourbeux jusqu’au de combustion sous terre, sans qu’il y ait d’étincelle ou d’autre forme d’allumage. Ces feux « zombies » pourraient être le résultat d’une combustion spontanée provoquée par le changement climatique.
Les rapports sur ces incendies remontent aux années 1940, époque à laquelle il s’agissait d’événements rares. Toutefois, leur fréquence et leur intensité ont considérablement augmenté au cours des deux dernières décennies, parallèlement au réchauffement accéléré de l’Arctique, la région de la planète qui se réchauffe le plus rapidement.
Au début de l’année 2024, plus de 100 feux « zombies » étaient actifs dans la seule province canadienne de la Colombie-Britannique. Ils ont même été enregistrés près du village le plus froid de la planète, Oymyakon, dans le nord-est de la Sibérie, où ils ont perduré pendant plusieurs hivers et représentent environ 3,5 % de la superficie brûlée chaque année dans l’ensemble de la région.
Les sols tourbeux de l’Arctique, sensibles à la température, emprisonnent plus de carbone que l’atmosphère tout entière, et ces incendies en libèrent des gigatonnes dans l’atmosphère. Nous voulions savoir si un réchauffement soudain pouvait en être directement responsable.
Deux résultats remarquables
Nous avons mis au point un modèle mathématique pour explorer différents scénarios hypothétiques, notamment la façon dont la température et la teneur en carbone des sols tourbeux réagissent aux changements météorologiques et climatiques. Notre modèle permet notamment de comprendre comment certains microbes génèrent de la chaleur tout en décomposant le sol et en libérant son carbone dans l’atmosphère.
Nous avons obtenu deux résultats remarquables :
Tout d’abord, ces microbes peuvent générer une telle quantité de chaleur que la tourbe souterraine peut couver à environ 80°C pendant l’hiver, prête à s’enflammer au printemps. Cela peut se produire sans qu’il y ait jamais eu de feu à cet endroit en surface, et sans que les conditions météorologiques en surface n’atteignent les températures qui seraient normalement nécessaires pour que le sol brûle.
Nous appelons ce nouvel état l’état chaud métastable des sols tourbeux. Dans ce contexte, « métastable » signifie une longue combustion – l’état chaud dure longtemps mais de manière limitée, jusqu’à dix ans, jusqu’à ce que la tourbe se consume.
Notre autre découverte clé est qu’une transition soudaine de l’état froid normal à l’état chaud métastable peut être déclenchée par des modèles climatiques réalistes, y compris les vagues de chaleur estivales et les scénarios de réchauffement planétaire. Plus intéressant encore, l’augmentation de la température atmosphérique doit être plus rapide qu’un certain taux critique pour déclencher la transition. Si la température atmosphérique augmente dans les mêmes proportions, mais à un rythme plus lent, le sol tourbeux bioactif reste dans l’état froid normal et ne passe jamais à l’état chaud métastable.
Nous n’avons toujours pas la preuve que cela se produit dans le monde réel, et cela n’a pas été démontré en laboratoire – pour l’instant, il s’agit d’un phénomène observé uniquement dans nos modèles. Mais nous savons que le compost (très similaire à la tourbe) peut s’enflammer de la même manière. Ainsi, un grand incendie survenu dans la banlieue de Londres lors d’une vague de chaleur en 2022 a probablement été causé par un tas de compost qui s’est enflammé spontanément.
Tout ceci suggère que la température atmosphérique n’est pas le principal facteur critique des feux « zombies ». C’est plutôt la vitesse du réchauffement atmosphérique qui déclenche les longs incendies de tourbe souterraine. En d’autres termes, ce n’est pas la chaleur qui est en cause, mais la vitesse.
Comment combattre les « zombies«
À mesure que le climat se réchauffe, les conditions météorologiques deviennent plus extrêmes, et ce sont précisément ces conditions qui peuvent conduire à la multiplication des feux zombies. Cette situation est préoccupante car elle pourrait déclencher un cercle vicieux : les gigatonnes de carbone libérées dans l’atmosphère par les anciens sols tourbeux risquent d’aggraver encore les changements climatiques, ce qui se traduira par davantage d’incendies, donc davantage de conditions météorologiques extrêmes, et ainsi de suite.
En effet, les feux « zombies » sont un exemple de point de basculement induit par le taux de combustion, lorsqu’un système ne parvient pas à s’adapter à des changements trop rapides des conditions extérieures et passe de son état normal à un état différent, souvent indésirable. Il est possible que le climat contemporain s’approche – ou ait déjà dépassé – des taux de changement dangereux pour certains systèmes naturels, tels que les sols tourbeux bioactifs, ce qui pourrait expliquer l’augmentation récente des incendies de zombies.
Il semble que la seule solution pour éviter d’autres deux « zombies » soit de limiter la variabilité du climat. Alors que les décideurs politiques se concentrent sur les niveaux dangereux de température atmosphérique (la chaleur), la variabilité du climat (le taux de changement) pourrait être tout aussi importante, voire plus, pour notre résilience à court terme.
Sebastian Wieczorek, professeur (président) et directeur du département de mathématiques appliquées, University College Cork
Eoin O’Sullivan, doctorant en mathématiques appliquées, University College Cork
Kieran Mulchrone, maître de conférences, École des sciences mathématiques, University College Cork
Cet article est republié de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lire l’article original.
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