La Tara Polar Station prend ses formes arrondies | Polarjournal
L’aboutissement de la Tara Polar Station est prévu pour le début de l’année 2025. Prête pour le sommet sur les océans qui se tiendra le 7 juin à Nice en France. Image : François Dourlen / Fondation Tara Ocean

La station polaire mobile, dérivante, unique en son genre… de la fondation Tara Océan n’était qu’un dessin d’architecte en avril dernier au lancement de sa construction à Cherbourg. Aujourd’hui elle prend ses aises, pièce par pièce, dans la nef arctique du chantier Construction Mécanique de Normandie.

Une structure navale encore éventrée aux formes arrondies, des flashs de lumières bleu-vert éclairent la tôle. D’entre les coins des barres d’aluminium épaisses de plusieurs centimètres, une odeur de métal chaud ravive le fond de l’air humide de Cherbourg, en France. Le crissement des disqueuses lie les coups sourds des maillets entre eux. Cette symphonie de métallos court sur les hauts plafonds du hangar baptisé Nef Arctique en septembre dernier lors de la visite du prince Albert II de Monaco. Dans cette aile des Chantiers Mécaniques de Normandie, les 4 500 pièces de la Tara Polar Station, un navire d’expédition de la Stratégie polaire française, sont assemblées de bas en haut depuis avril 2023. Quatre ponts finiront par s’empiler sur 11 mètres de hauteur au total, dont 3,6 mètres sous la ligne de flottaison. Les deux premiers sont déjà montés sur leur ossature. Les ouvriers ajoutent des étages à l’échafaudage qui surplombe cette construction ovale, anticipant l’arrivée des deux autres ponts. La géode en est à l’étape du montage des vitres à une vingtaine de mètres près des grandes portes d’entrée.

Debout sur le pont numéro 2, le plus vaste, Vincent Lebredonchel, responsable du chantier, nous montre les flancs : « C’est là que se trouvera la ligne de flottaison. » Quand la station dérivera dans la banquise arctique, elle sera prise dans la glace et la neige. Les forces de pression seront telles que « la structure de la station doit être renforcée. Elle aura la capacité Ice Class IA super », précise-t-il en désignant les couples, terme utilisé en charpente de marine pour ces pièces verticales qui, ensemble, prennent l’aspect d’une cage thoracique. L’espace entre chaque couple est de 50 centimètres. « C’est serré », articule-t-il dans le fracas des machines. Sur ce pont, une dizaine de personnes couchées sur les couples soudent les bordés d’alu pour étanchéifier la coque et des renforts horizontaux pour limiter que le froid ne les déforme. Emmitouflées dans des cagoules, elles soudent au cordeau. Des arcs éclairent leurs visières teintées dans un crépitement de feu.

En 1908, sur les chantiers Gautier du Pourquoi Pas ? à Saint-Malo – navire d’expédition polaire de Jean-Baptiste Charcot -, les couples étaient si proches les uns des autres qu’ils se touchaient presque. Le commandant ne prévoyait pas d’être pris dans la glace, mais s’apprêtait à partir en Antarctique pour hiverner avec un navire robuste. Selon Serge Lambert, de l’association Les amis de Jean-Baptiste Charcot, une blague circulait entre les ouvriers : « Pourquoi on met un bordé sur ce bateau si de toute façon il est déjà étanche par la juxtaposition des couples ? » Blague à part, la coque était doublée par endroit, et, à l’intérieur, le vaigrage était rempli de feutre et même calfaté. Sur la Tara Polar Station, ce sont des épaisseurs de laine de roche et de feuilles d’aluminium qui feront l’isolation. Elles commencent à tapisser l’intérieur du vaisseau squelettique et atteignent 30 centimètres par endroit. La chaleur produite par le navire sera utilisée pour limiter sa consommation en carburant pendant les 400 jours de dérive dans l’océan Arctique prévue en 2026-2027.

Sous les plaques d’aluminium du pont numéro 2, des hommes et des femmes joignent les cloisons et accrochent les réservoirs d’eau et de carburant. « Pas simple de s’adapter à cette forme, c’est le navire le plus complexe auquel j’ai eu affaire en trois ans de boutique », explique Alexis qui travaille sur ce chantier depuis son lancement. « Mais c’est un beau projet. » À travers des trous d’homme entrouverts, des gaines de ventilation descendent dans les cales. Autour de la future salle des machines, contre les parois courbées, l’oxygène pourrait venir à manquer. Au centre du pont numéro 1, un large tube vertical occupe l’espace. Il traverse la station, un peu comme le grand mât du Français en 1903, sauf qu’ici, il est creux et sera accessible depuis le pont numéro 2. Ce puits central ouvrira un regard et une entrée sous la surface de la glace, dans l’eau. Laurent Marie, plongeur sous glace, nous confiera plus tard que c’est une situation rêvée que de pouvoir « rentrer au chaud juste après une immersion en eau froide. »

Au niveau de la poupe du pont numéro 2, là où les chaussures coquées piétinent les copeaux d’alu et les chutes de découpe, des laboratoires sec, humide et de microscopes offriront un espace de travail aux six scientifiques embarqués dans la nuit polaire. « Le bateau sera rempli de matos, une vraie arche de Noé. À l’époque de Charcot, ils partaient tous avec du matériel à ras-bord, du bois, des planches… », commente Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan, de passage sur le chantier. « Nous allons travailler sur la biomasse des organismes de la chaîne alimentaire, à commencer par le phytoplancton. » La station polaire sera aussi munie de sondeurs pour observer le passage de poissons et d’animaux plus gros. Sa future zone de navigation est très rarement parcourue. Quelques expéditions russes, chinoises ou allemandes ont déjà dérivé dans la haute mer arctique l’hiver, mais ils étudient principalement la physique de l’océan et de l’atmosphère.

Le projet a convaincu des chercheurs du CNRS et de l’agence spatiale française, ainsi que l’Institut polaire français et Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur français des pôles. Le plan de financement France 2030 du gouvernement d’Emmanuel Macron a pourvu 60 % des fonds du projet, c’est-à-dire 13 millions d’euros. Des données uniques en leur genre pourraient apporter des réponses scientifiques décisives à la compréhension de l’océan Arctique lors de la 5e année polaire internationale prévue en 2032-33. « Le moratoire sur la non pêche en Arctique doit être transféré dans le droit domestique, mais j’aimerais qu’à l’avenir, il puisse dépasser les limites de la haute mer », estime Romain Troublé. La station est destinée à être un lieu de collaboration internationale, avec, entre autres, le Canada et l’Allemagne, mais aussi des groupes de travail du Conseil de l’Arctique.

La structure supportant la carcasse du navire devra être démontée pour sortir l’engin polaire du hangar. Image : Camille Lin

Sur le chantier, cette arche scientifique aux multiples arrondis va dans quelques semaines recevoir sa ligne d’arbre et son hélice. La mise à l’eau est prévue pour l’automne.

Camille Lin, Polar Journal AG

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