« C’est le moment idéal pour proposer un cadre alternatif pour l’Antarctique » | Polarjournal
Vingt-neuf pays participent aux négociations du Traité sur l’Antarctique et vingt-huit autres peuvent y assister. Image : Secrétariat du Traité de l’Antarctique

La réunion du Conseil des gestionnaires des programmes nationaux antarctiques vient de s’achever en Argentine, en amont de l’effervescence de l’été austral. Celle du Comité scientifique de la recherche antarctique vient de débuter au Chili, réunissant plus d’un millier de scientifiques autour de plus de 500 conférences et événements, pour discuter, organiser et prédire les besoins de la recherche scientifique en Antarctique. Une science de référence pour l’évolution des politiques internationales en Antarctique, négociées chaque année lors des Réunions Consultatives du Traité sur l’Antarctique (RCTA). La dernière s’est achevée fin mai en Inde. La prochaine devrait avoir lieu à Milan en Italie, la date et le lieu sont encore à préciser. Le rapport final des RCTA de mai dernier n’a toujours pas été publié. Pour certains, le Système du Traité sur l’Antarctique n’est plus aussi efficace que dans les années 80 sur de nombreux dossiers. L’initiative Antarctic Rights constate que le consensus (règle élémentaire pour la prise de décision) est aujourd’hui difficile à trouver entre les 29 parties consultatives du Traité. Ce projet ouvre cette année une nouvelle discussion pour construire un prototype de gouvernance internationale basé sur les droits de la nature. Plus de 20 experts ont ébauché un brouillon d’une Déclaration des droits de l’Antarctique et voudraient construire une alliance pour l’Antarctique afin d’affiner son écriture.

Nous avons rencontré Cormac Cullinan, juriste sud-africain spécialiste des droits de la nature, et Alan D. Hemmings, spécialiste de la gouvernance de l’Antarctique à l’Université de Canterbury, tous deux membres de Antarctic Rights.

Quelles sont les origines de l’initiative ?

Cormac Cullinan: Il y a deux raisons à cette initiative. La première est que le système du Traité sur l’Antarctique [STA, ndlr] ne fonctionne pas assez bien, il n’y a pas de progrès au sein du système. Il ne s’agit pas d’une attaque contre le traité sur l’Antarctique, qui était à l’époque un traité incroyablement progressiste, et sans lequel la situation de l’Antarctique serait encore pire. Mais l’impasse dans laquelle se trouve actuellement le STA crée une impulsion pour changer.

Mais même si le Traité sur l’Antarctique fonctionnait raisonnablement bien, il serait toujours important de reconnaître les droits de l’Antarctique et des membres de cette communauté vivante, parce que cela représente la réalité selon laquelle les humains ne gouvernent pas l’Antarctique. L’Antarctique s’organise sur la base des lois de la biologie, de la physique et de la chimie.

J’ai été l’un des fondateurs de l’Alliance mondiale pour les droits de la nature, qui fonde son approche sur l’idée que l’être humain est une espèce parmi d’autres dans la communauté du vivant que nous appelons la Terre, et que notre rôle n’est pas de gérer la planète. Le système d’ordre de base est établi par la nature, et si nous voulons nous épanouir en tant que membre de cette communauté, nous devons accepter et respecter ce système d’ordre préexistant. Cependant, les systèmes juridiques des cultures dominantes supposent – à tort – que les humains peuvent être des seigneurs coloniaux, établissant les règles de cette communauté du vivant.

Jeunes otaries à fourrure à la fin de l’été dans le fjord de Stromness en Géorgie du Sud. Image : Camille Lin

Nos systèmes juridiques – contrairement à ceux des peuples autochtones – délimitent l’application du droit à ses sujets. Seuls les sujets légaux ont des droits, et les seuls sujets de droit sont les êtres humains et les institutions créées par des personnes, c’est-à-dire des personnes morales comme les entreprises ou les États.

Ce que disent les droits de la nature, c’est que le cadre est trop étroit. Nous vivons dans un monde animé et il n’est pas exact de dire que seuls les humains sont des sujets – il y a de nombreux sujets. Historiquement, de nombreux mouvements fondés sur les droits ont élargi la catégorie des détenteurs de droits – en d’autres termes, des sujets juridiques – pour y inclure les femmes, les peuples autochtones, les enfants, etc.

Dès que l’on reconnaît la subjectivité des êtres autres que les humains, des questions se posent, telles que : Quels sont leurs droits ? Ont-ils le droit d’exister ?

Si les humains reconnaissent que les arbres ont des droits, les arbres s’en moquent, c’est une construction humaine. La véritable raison de la reconnaissance de ces droits est qu’ils créent des devoirs correspondants pour les humains, qui doivent les respecter. Cela signifie également que nous devons reconnaître le fait que la Terre est une communauté de sujets, et pas seulement des objets ou des ressources à utiliser. Les autres êtres méritent le respect en tant que membres de la communauté du vivant, sans laquelle les humains ne pourraient pas exister. Si vous considérez les humains comme une feuille sur l’arbre de la vie, il est clair que nos droits humains et notre bien-être découlent de l’ensemble de l’arbre et ne peuvent être protégés qu’en protégeant l’ensemble de l’arbre.

Alan D. Hemmings: Il est important de dire que nous ne renions pas le système du Traité sur l’Antarctique, mais qu’il s’agit d’une base insuffisante pour protéger l’Antarctique dans le monde contemporain. Si vous examinez le système de l’Antarctique, vous constaterez qu’il présente de nombreux points forts, mais aussi quelques lacunes, qui sont d’ordre structurel.

Le régime a été établi pour protéger des intérêts géopolitiques et non, dès le départ, pour protéger le monde naturel, bien qu’il y ait quelques tentatives en ce sens. Deuxièmement, il ne protège pas l’ensemble du monde naturel, car les baleines ne sont absolument pas couvertes par le STA à l’avantage de la Commission internationale de la chasse à la baleine. La relation entre le STA et les pratiques relatives aux fonds marins de l’Antarctique et au droit de la mer n’est pas très claire. Il est donc très difficile d’affirmer que la totalité de la vie antarctique est protégée par le STA, et ce droit n’est certainement pas fondé sur une éthique qui donne la priorité aux droits de la vie non humaine.

Manchot royal de Kerguelen retournant à la colonie Ratmanoff après une longue nage vers le front polaire. Image : Camille Lin

Ensuite, il y a le cadre éthique limité dans lequel le STA opère. Il s’agit d’un cadre scientifique, qui est la valeur principale et la recherche scientifique est le ciment de l’ensemble du système. Cela a permis certaines initiatives environnementales positives, et si nous avions eu cette discussion il y a 25 ans, il serait raisonnable de dire que le STA était à la frontière des pratiques conventionnelles de gestion de l’environnement. Mais ce n’est plus le cas, la situation s’est aggravée depuis l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie en 2022 et le système est désormais sclérosé.

C’est le moment idéal pour proposer un cadre alternatif pour l’Antarctique.

Cormac Cullinan: Je pense que l’on pourrait qualifier le changement que nous essayons d’opérer de changement à long terme. Le système du Traité sur l’Antarctique est façonné par des intérêts géopolitiques – les positions adoptées par chaque État lors des réunions du STA sont basées sur ce qu’ils considèrent comme leurs meilleurs intérêts. Nous voulons passer à une situation où nous essayons de promouvoir les meilleurs intérêts de l’Antarctique, plutôt que les meilleurs intérêts des parties consultatives.

Les droits de l’Homme ont été reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’Homme après la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a pas supprimé l’ordre juridique existant, tout comme le fait de reconnaître que l’Antarctique a des droits ne supprimera pas le STA existant. Une fois que vous avez le concept des droits de l’Homme, il commence à modifier lentement les lois parce qu’il permet de contester toute loi qui restreint ces droits, dans n’importe quel pays. Il s’agit d’un changement sociétal très important, qui se traduit par des changements pratiques.

Quelle est la principale menace qui pèse actuellement sur l’Antarctique ?

Alan D. Hemmings: Il est toujours plus difficile de progresser dans l’environnement marin que dans l’environnement terrestre. Je suppose que c’est parce que nous pensons depuis plus de 2 000 ans que la mer échappe à toute responsabilité et que personne n’y vit. L’océan constitue une très grande partie de l’Antarctique et, peut-être plus qu’ailleurs, la vie dans l’Antarctique et la région subantarctique dépend de l’environnement marin.

Nous soutenons que la base anthropomorphique pour la protection du monde naturel est insuffisante. Il s’agit de trouver des points d’ancrage dans certains mécanismes. Je pense que l’endroit le plus difficile pour faire reconnaître les droits de la nature serait en particulier les taxons « inférieurs », qui sont communs et nombreux dans l’environnement marin.

Manchots macaronis de la colonie du cap Cotter, au nord de la péninsule Courbet, Kerguelen. Image : Camille Lin

Je vois que vous avez derrière vous cette carte d’un archipel fantastique, Kerguelen, que j’ai eu la chance de visiter. Nous devons mobiliser les gens autour des droits de la nature sur les subantarctiques, sur le continent antarctique et sur les 2000 km d’océan qui les séparent.

La vie ne parle pas et n’agit pas en tant que décideur, alors in fine les droits de l’Antarctique ne deviendraient-ils pas la voix des scientifiques ?

Cormac Cullinan: Comme vous l’avez dit, il s’agit de savoir comment la voix de l’Antarctique se fait entendre et qui parle au nom de l’Antarctique. C’est une question à laquelle nous devrons répondre, et pour l’instant, nous n’avons pas de réponse appropriée à cette question.

Si nous prenons l’exemple d’un enfant qui ne peut pas encore parler, nous disons normalement que la mère ou les parents peuvent parler au nom de l’enfant parce qu’ils le connaissent très intimement et qu’ils sont profondément préoccupés par son sort ; ils l’aiment.

Ceux qui parlent au nom de l’Antarctique doivent avoir une connaissance approfondie de l’Antarctique, par exemple des scientifiques, mais aussi une intimité et un amour profonds pour l’Antarctique. Je pense que les personnes désireuses de former une Alliance Antarctique devront discuter de cette question et trouver de nouveaux moyens de communiquer ce qui est dans le meilleur intérêt de l’Antarctique.

Passage étroit dans l’un des fjords de la péninsule Antarctique. Image : Camille Lin

Je pense qu’il en résulterait quelque chose comme un parlement, où de nombreuses personnes représenteraient différentes circonscriptions électorales, si on peut dire. Par exemple, les manchots, les baleines ou les écosystèmes. Ce sera un processus fascinant que de trouver comment identifier et articuler le mieux possible l’intérêt de l’Antarctique.

Il n’est peut-être pas possible pour les humains d’exprimer clairement le meilleur intérêt de l’Antarctique, mais je pense que si nous devons choisir entre deux actions, A ou B, nous pourrions décider que l’option A est plus dans l’intérêt de l’Antarctique que l’option B. Je pense que dans la plupart des cas, il y aurait suffisamment de connaissances scientifiques pour le faire, mais cela impliquerait d’approcher les données d’une manière différente. Déterminer ce qui est bon pour l’Antarctique est complexe, en particulier parce que l’Antarctique a énormément changé au cours de millions d’années.

Souhaitez-vous participer à la réunion consultative du Traité sur l’Antarctique, rejoindre la table en tant qu’ONG comme la Coalition de l’Antarctique et de l’océan Austral ou agir dans d’autres forums ?

Alan D. Hemmings: Nous ne nous attendons pas à être invités à nous asseoir autour de la table lors de la réunion consultative du traité sur l’Antarctique. Malheureusement, la structure interne du système du Traité sur l’Antarctique signifie qu’aucun nouvel acteur qui n’est pas un État ne sera invité à rejoindre le STA. Nous sommes donc dans une situation différente de celle des années 1980, mais peut-être qu’à l’avenir, ce sera possible.

Dans son protocole de Madrid, le STA reconnaît la valeur intrinsèque, ce qui laisse entrevoir une certaine familiarité au sein du système. Il y a probablement une douzaine d’États parmi les parties qui ont aujourd’hui des droits de la nature intégrés d’une manière ou d’une autre dans leur législation nationale, certains d’entre eux dans leur constitution. Cela n’aurait pas été le cas il y a dix ans. Nous ne parlons donc pas de concepts totalement étrangers, et les difficultés sont davantage liées à l’itinéraire qu’aux conceptions.

Si vous regardez l’histoire de l’engagement humain dans l’Antarctique, les grands changements de phase – lorsque nous avons tenté de mieux gérer l’environnement antarctique – ont toujours été impulsés de l’extérieur. Bien que les intérêts géopolitiques aient été présents dès le début, au milieu des années 1950, c’est l’intérêt scientifique pour les merveilles des régions polaires qui a eu une grande influence sur la forme du système antarctique.

Dernière réunion lors de la session inaugurale à Kochi. Image : Secrétariat du Traité sur l’Antarctique

Dans les années 1980, un mouvement environnemental international a incité les gouvernements français et australien, entre autres, à rejeter l’extraction minière. L’appel en faveur d’une convention sur la conservation a conduit à l’adoption du protocole de Madrid en 1991. Ce dernier émane d’une communauté de personnes, différente de celle qui a codifié le STA entre 1959 et le début des années 1980. Au cours des 35 années qui se sont écoulées depuis le protocole de Madrid, le STA s’est à nouveau figé.

Il est inévitable que si quelque chose doit changer, cela doit venir de l’extérieur. Cela signifie qu’il y aura des oppositions, des inquiétudes, pensant que nous sabotons, mais ce n’est pas le cas. Nous devons nous adresser à des publics différents et motiver les gens dans divers pays et lieux, pour qu’ils agissent ensuite sur leurs communautés épistémiques et sur nos gouvernements. C’est un projet qui prendra du temps, mais il est réalisable.

Propos recueillis par Camille Lin, Polar Journal AG

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