Pour promouvoir le développement de l’Arctique russe, les autorités nationales et régionales ont invité des délégations étrangères de pays amis à visiter Arkhangelsk, dans l’espoir d’attirer des investissements portuaires et de démontrer que le passage du Nord-Est est une route en plein essor. Mais pour les experts, tout cela a un air de déjà-vu.
Sur les rives de la mer Blanche, les 8 et 9 août derniers, des représentants de Chine, d’Inde, des Emirats arabes unis et de 40 régions de la Fédération de Russie, se sont réunis pour discuter des progrès nécessaires au développement des transports et de l’industrie dans l’Arctique. L’événement aurait rassemblé 1 300 personnes selon la presse russe.
Le forum s’est tenu dans la ville portuaire de la baie de la Dvina. « Arkhangelsk deviendra une plate-forme unique de dialogue entre les personnes sincèrement intéressées par le développement de l’Arctique russe », déclarait Alexander Vitalyevich Tsybulsky, gouverneur de la région d’Arkhangelsk, lors de l’ouverture. Cette ville industrielle est dynamique dans le secteur de la pêche, la production de papier et l’activité portuaire.
Le premier ministre de cette même région, Alexey Alsufiev, a présenté son projet de croissance de l’éolien dans le système insulaire — comprenant la Nouvelle-Zemble — géré par son administration. Ce dernier envisage ainsi une réduction des coûts d’acheminement du diesel sur une quarantaine d’installations énergétiques.
Ce qui intéresse Sergueï Mikheev, directeur général d’ULNANOTECH, une entreprise impliquée dans la production d’éoliennes, qui, durant les temps forts du forum, a signé un contrat avec la Société russe de développement de l’Extrême-Orient et de l’Arctique (KRDV).
Le vice-ministre de la Fédération de Russie pour le développement de l’Extrême-Orient et de l’Arctique, Gadzhimagomed Huseynov, a également déclaré que l’inclusion du port d’Arkhangelsk dans le projet de route marchande internationale à travers l’Arctique, était à l’étude.
« Ce forum est présenté comme une initiative du gouverneur de la région, c’est possible, mais c’est une des tentatives de la Russie pour susciter l’intérêt des investissements étrangers », nous explique Frédéric Lasserre, directeur du Conseil québécois d’Études géopolitiques. « Ils veulent continuer à valoriser leurs ressources et le développement de la navigation internationale dans un contexte où les investisseurs sont frileux, du fait des sanctions économiques provoquées par la guerre en Ukraine. »
Transport de conteneurs
« Je vous souhaite un travail productif, développant des solutions qui contribueront à maintenir la position de leader de la Russie dans l’Arctique », concluait lors du discours d’ouverture Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie et proche collaborateur de Vladimir Poutine, invoquant un « élargissement de la coopération internationale mutuellement avantageuse ».
Représentant une société chinoise impliquée dans le transport de marchandises en conteneurs dans le passage du Nord-Est, un dénommé Ke Jin rappelait que sa compagnie était la première à avoir investi dans ce secteur l’année dernière et qu’ils augmenteraient le nombre de voyages cette année.
« La compagnie chinoise NewNew Polar Ship affrète deux porte-conteneurs de 2 500 boîtes pour commercer entre la Chine et la Russie », nous explique Hervé Baudu, professeur de sciences nautiques à l’ENSM et membre de l’Académie de marine. « Cela ne représente pas un trafic très important, c’est plutôt symbolique. »
Selon lui, la République populaire de Chine et l’entreprise nationale russe en charge du développement de la route commerciale arctique, Rosatom, sont déjà engagées dans la construction de nouveaux porte-conteneurs.
La société dubaïote de transport DP World s’est également engagée sur cette voie. « Elle a annoncé son intérêt à gérer quelques ports que la Russie construirait dans la région », ajoute Frédéric Lasserre. Elle serait prête à investir dans des linéaires de quais.
Commercer avec la capitale
« Des accords ont été conclus entre le port arctique russe d’Arkhangelsk et des ports chinois pour le développement du transport multimodal par rail et par bateau via Arkhangelsk et la route maritime du Nord, qui permet de transporter des conteneurs de la Chine à Moscou, et Saint-Pétersbourg », nous explique Alina Kovalenko, chercheuse en post-doctorat à l’université de Maynooth et chercheuse la Nord University de Bodø.
Selon elle, ce qui est intéressant dans l’ouest de l’Arctique russe, c’est qu’Arkhangelsk possèderait un système de grues portiques plus approprié aux déchargement de conteneurs que le port de Mourmansk, même si ce dernier bénéficie, contrairement à Arkhangelsk, d’un plan d’eau libre de glace l’hiver.
« Au cours de nos recherches sur les opérations de transbordement de conteneurs dans le port de Mourmansk, il nous a été difficile de trouver des informations précises sur les types et le nombre de grues à conteneurs, ce qui a conduit à des hypothèses dans notre analyse. Cependant, lors de mes visites à Mourmansk, j’ai remarqué que les grues portiques ne pouvaient pas être observées visuellement sur les terminaux à partir d’un point de vue panoramique », se rappelle-t-elle.
La ligne de train Arkhangelsk-Moscou serait également moins saturée que le rail entre Mourmansk et Saint-Pétersbourg, tronçon inévitable pour ensuite rejoindre la capitale.
Les brise-glaces
Pour intensifier le passage de marchandises par voies maritimes arctiques, l’ouverture du passage « nécessitera un regroupement d’au moins 14 brise-glaces dans les parties ouest et est de la route maritime du Nord d’ici à 2030 », déclarait Vladimir Panov, représentant spécial pour le développement de l’Arctique de Rosatom.
Le capitaine Sergey Zybko, à la tête de l’Administration générale de la route maritime du Nord liée à Rosatom, estime que « la construction de brise-glaces est la clé du bon fonctionnement et de la sécurité de la voie de transport. »
« Même si le Yakutiya, actuellement en construction, devrait être livré dans les temps, le reste de la série pourrait être retardé », explique Hervé Baudu à propos du projet de flotte composée de 7 unités.
« Aller de l’avant avec les brise-glaces et développer les interconnexions ferroviaires et fluviales avec l’Ob, l’Irtych et la Lena ne sont pas des projets neufs, cela fait un moment que la Russie les a formulés », constate Frédéric Lasserre. « Mais le problème, c’est que cela coûte extrêmement cher, et que là, la Russie n’a plus d’argent. »
Qui va payer ?
La banque russe Sberbank, les entreprises d’Eurosib et la région d’Arkhangelsk ont signé des accords de développement pendant le forum. Dmitry Ravikovich, directeur général adjoint pour l’économie et les finances d’Eurosib, et Dmitry Yurkov, représentant du gouverneur de la région d’Arkhangelsk pour le développement de l’Arctique, ont réitéré leur volonté d’investir dans un port en eau profonde à Arkhangelsk.
« Ils en parlaient déjà avant 2022, mais sur la route, il y a de toute façon des limitations de tirant d’eau qui réduisent la capacité des navires », constate Alina Kovalenko.
« Le forum est organisé par l’oblast d’Arkhangelsk dont le gouverneur est particulièrement dynamique, ils veulent développer le port », remarque Hervé Baudu. « Ils essayent de s’inclure dans les budgets du plan de développement de la route arctique. »
« Notre analyse entre 2017 et 2022 montre qu’Arkhangelsk n’a pas reçu un volume significatif d’investissements », explique Alina Kovalenko. « Je suppose que le forum a été organisé là-bas, parce qu’ils ont besoin de trouver des investisseurs qui voudraient utiliser ce port. »
« Pour supprimer les freins existants en matière d’infrastructures, nous appliquerons toute la gamme des mesures de soutien gouvernementales, y compris les investissements budgétaires », déclarait Aleksey Olegovich Chekunkov, ministre du Développement de l’Est et de l’Arctique.
« Traditionnellement, nous accordons une grande attention au développement de la route maritime du Nord, aux infrastructures portuaires et au transport maritime, à la construction et la réparation navales et à la formation du personnel pour diverses industries », disait également Alexander Vitalyevich Tsybulsky, gouverneur de la région d’Arkhangelsk.
« Le problème, c’est que même si on construit de belles infrastructures, on n’est pas sûr que les navires viendront. Aujourd’hui, l’essentiel du trafic, ce sont des navires russes », constate Frédéric Lasserre. « Pour emprunter le passage du Nord-Est, il faut des navires spéciaux et des équipages expérimentés, contraintes qui demeurent dans ces régions-là. Puis il y a une difficulté commerciale pour les entreprises à intégrer ces lignes dans leurs activités globales. Résultat, on enregistre peu de transit. »
Sanctions occidentales
Les experts s’évertuent à souligner que le passage du Nord-Est ne sera pas viable avant longtemps. Ces voies maritimes sont plus favorables à l’exportation des matières premières russes vers le monde extérieur. Le gaz liquéfié est la figure de proue de cette économie. Mais une fois de plus, les sanctions ralentissent le développement de l’usine Arctic LNG2. Des modules du troisième train de production de GNL devaient être livrés par la Chine à Mourmansk via le passage du Nord-Est, mais le convoi a récemment fait demi-tour.
Hervé Baudu nous explique : « Il est possible que les États-Unis aient fait pression. Les résultats de l’entreprise russe Novatek, propriétaire de Yamal LNG et du projet Arctic LNG2, sont déficitaires pour le premier semestre, avec une vague de licenciements très probable en septembre dans le chantier de construction des modules en amont du port de Mourmansk, où le train de liquéfaction du gaz aurait dû être assemblé. »
Camille Lin, Polar Journal AG
En savoir plus sur le sujet