La Stratégie polaire française, rédigée il y a deux ans par l’ambassadeur français pour les pôles et les océans, Olivier Poivre d’Arvor (en fonction depuis presque quatre ans), fait sa rentrée. Après l’appel de Paris pour les pôles et les glaciers, la Décennie de l’Action pour les sciences cryosphériques vient d’être proclamée mi-août par l’Assemblée générale de l’ONU à New York. Un événement charnière liant sciences polaires et sciences glaciaires, qui permettra peut-être l’ascension des pôles dans les divers agendas politiques internationaux et nationaux.
Nous nous sommes entretenus avec l’ambassadeur français pour les pôles et les océans, Olivier Poivre d’Arvor, à son retour d’une rencontre avec le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, et alors qu’il prépare de la Conférence des Nations Unies sur l’Océan de juin 2025 à Nice.
Les Nations Unies viennent de s’accorder pour attribuer aux sciences cryosphériques la décennie 2025-2034, le 13 août dernier, sur un texte proposé par la France et le Tadjikistan. Quelle est l’ampleur de cette décision ?
Le fait que cela ait été adopté par consensus est assez incroyable, car pour le moment, ce n’est pas facile de faire voter les gens ensemble. Là, ce n’est pas simplement au profit de la France, cela va au-delà. Dans les premiers objectifs de la Stratégie polaire française, il y avait la construction d’un grand événement international. Ce qu’on a fait avec le One Planet Polar Summit en lançant l’appel de Paris pour les pôles et les glaciers, dans lequel il y a eu la mise en place d’une décennie pour les sciences de la cryosphère à l’échelle universelle, afin que les scientifiques du monde entier travaillent ensemble et non pas séparément, à l’analyse de ce qui se passe dans la cryosphère, en Arctique, en Antarctique, et sur tous les glaciers du monde.
Au Tadjikistan, fin juin 2025, sera lancée une Année des glaciers. Avec le président de la République, début 2025 en France, nous organiserons un événement qui aura lieu au siège de l’Unesco, un peu à l’image de ce qui est fait en ce moment avec les sciences océaniques et avec la Commission océanographique internationale. Puis, nous conclurons ces 10 années de coopération scientifique par une Année polaire internationale en 2032-2033.
La pérennité est aussi importante, au-delà des personnes ou des missions qui sont les nôtres. Maintenant, ce sont les Nations Unies qui prennent le relais à travers l’Unesco en particulier, et avec l’Organisation météorologique mondiale. L’Unesco sera maîtresse d’œuvre de cette décennie parce qu’elle a dans son mandat la vocation de la science à l’échelle des Nations Unies. Ensuite, c’est aux pays d’inventer des coopérations.
Là, honnêtement, c’est majeur, parce qu’on rapproche le sujet polaire du glaciaire à travers les effets du changement climatique et la disparition des calottes dans les pôles. Donc ça permet d’élargir la vision d’une stratégie polaire qui serait uniquement dédiée à l’Arctique et à l’Antarctique. Et surtout, ça va encourager les Américains, les Européens, les Chinois et les scientifiques d’Afrique à travailler ensemble, dans un moment où ce n’est pas toujours facile de le faire, entre puissances concurrentes, comme on l’a fait nous autres, autrefois, avec les Russes.
Est-ce que cela n’aura pas aussi pour effet de déplacer les affaires polaires vers un nouvel espace de coopération, autre que l’Arctic Council ou le système du Traité sur l’Antarctique ?
Le Traité sur l’Antarctique permet de maintenir, de manière indispensable, l’ambition du Protocole de Madrid, c’est-à-dire pas d’activité commerciale, industrielle ou nucléaire… Mais si vous regardez l’Arctic Council, pour le coup, je trouve que les pays arctiques sont extrêmement jaloux de leurs prérogatives et ils n’ont pas été les meilleurs alliés pour nous lors du One Planet Polar Summit. Heureusement qu’il y a eu des pays comme l’Australie ou la Chine, car il y a une forme de protectionnisme arctique, alors même que notre sujet à nous n’est pas celui des richesses du sous-sol, des hydrocarbures ou du transport maritime, loin de là, mais celui de la situation dramatique de la calotte du Groenland et la question de la cryosphère. Avec cette décennie, on a un objet universel ; le Traité sur l’Antarctique et les conseils de l’Arctique ne sont pas issus des Nations Unies.
C’est la première fois que la communauté internationale se met d’accord à l’échelle onusienne sur la question de la glace et de la disparition de la glace en intégrant les pôles. Cela va de pair avec la question de l’élévation du niveau de la mer. Certes, elle est pour moitié due à l’élévation thermique de l’eau, mais pour moitié à la fonte des pôles. J’étais à ce sujet avec António Guterres aux Tonga, la semaine dernière. Je pense que le cadre des Nations Unies, sans se substituer à des cadres de gestion au nord ou au sud, a ce mérite d’imaginer, à travers la science, des coopérations universelles et pas forcément de voisinage.
La décennie nous permettra en France de travailler en Antarctique sur un grand programme pour lequel on essaye de regrouper les financements avec, notamment, les Allemands et les Australiens. Nous avons toujours eu une grande aventure polaire française, mais elle n’a pas toujours été accompagnée par les pouvoirs publics ou les politiques. Et on ne peut pas ne pas reconnaître au président de la République d’avoir été probablement le premier des présidents français à s’intéresser à ce sujet.
Dans le contexte actuel de transition gouvernementale, comment faire pour s’assurer que le milliard d’euros annoncé d’ici à 2030 par le président irrigue les projets dédiés à la science polaire et aux glaciers ?
Pour lui donner une réalité budgétaire, le Conseil interministériel des pôles, qui implique différents ministères, dont la Recherche, la Défense, la Transition écologique, les Affaires étrangères, ainsi que le Secrétariat d’État chargé de la Mer, devrait se réunir en prévoyant d’investir 1 milliard d’euros. Nous avions déjà réuni les différents cabinets des ministres pour valider la stratégie polaire. Maintenant, ce qui compte, c’est d’avoir une garantie et de pouvoir disposer des fonds nécessaires quand on en a besoin. Le Cipol devra se réunir, j’imagine que cela pourra se faire dans les mois à venir, mais il y a d’autres sujets qui animent la vie politique.
Il y aura dans les mois à venir le baptême de la Tara Polar Station, un navire unique en son genre.
Quand la Tara Polar Station sera prête, nous ferons en sorte que le président puisse la visiter. Ce programme a été très bien mené par Tara, l’État est financeur en partie et elle devrait être prête à la fin de l’année. Le pendant de ce projet, c’est le Polar Pod de Jean-Louis Étienne qui prend un peu de retard. Cela va se décaler d’une année, je pense. Ce sont deux programmes emblématiques soutenus par la puissance publique, mais portés par un modèle d’expédition un peu privé et par des explorateurs, comme il y en a eu en France depuis toujours. Il y a par ailleurs ce projet de mettre en place un centre de ressources sur l’histoire des pôles que l’Institut polaire français pourrait porter. Je pense aussi qu’il faudrait un espace muséographique vivant sur les pôles, mais difficile d’être partout à la fois, c’est pour l’instant entre parenthèses.
Est-ce que pour la rentrée au Parlement, un groupe de travail transpartisan pourrait se remettre à plancher sur une loi de programmation polaire ?
Le sujet n’est plus d’avoir une programmation polaire, mais aujourd’hui d’obtenir les budgets pour régler les factures. On parle de crédits sur plusieurs années. Je suis allé faire l’inspection de Dumont-d’Urville, la cure de jouvence de la station représenterait une centaine de millions d’euros et dix ans de travaux. Pour Concordia, une rénovation n’est pas à prévoir avant 2030.
L’Institut polaire français a sa propre logique, c’est un instrument logistique qui fonctionne en bonne articulation avec la recherche du CNRS. Pour qu’il garde son identité, nous avons, avec le président de la République, privilégié l’hypothèse d’un institut développé et non pas rapproché ou fusionné avec l’Ifremer. Après, ils peuvent s’appuyer sur l’Ifremer, comme cela se fait déjà avec la flotte océanographique. Je suis résolument pour, comme le Premier ministre en fonction lors de la rédaction de la Stratégie, Jean Castex.
Vous avez écrit un livre sur le voyage de deux sternes arctiques à travers les enjeux polaires, Deux étés par an, que nous conseillons vivement, mais contre toute attente, vous n’avez pas eu recours à l’histoire des explorateurs, alors que c’est souvent un moyen de susciter l’intérêt des lecteurs.
Je pense qu’on ne peut pas se contenter de se régaler du passé, même s’il a été porté par des hommes admirables. On connaît bien les Charcot, les Victor et d’autres. Cela dit, on a par exemple bien avancé : la cabane de Paul-Émile Victor va être restaurée au Groenland. C’est l’ambassadeur de France au Danemark, Christophe Parisot, qui a monté ce projet, d’abord pour déterminer à qui cette cabane revenait juridiquement, puis pour trouver, par des fonds privés, les moyens de sa restauration. Mais il ne faut pas trop vivre dans le passé. Il faut surtout permettre aux nouveaux Paul-Émile Victor et commandant Charcot d’exister. C’est plutôt ça, aujourd’hui, ma mission.
Propos recueillis par Camille Lin, Polar Journal AG
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