Épaisse de plusieurs mètres, la glace pluriannuelle s’accumule dans un espace maritime très arctique, le détroit de Nares, où de nombreux fjords déversent des alluvions et de la glace chargée d’éléments fertiles. Une équipe de chercheurs embarquée sur l’Amundsen étudie l’un des écosystèmes glacés les plus préservés de la planète, en prévision des changements à venir.
Le navire de la Garde côtière canadienne Amundsen se risque depuis le 8 août dans les eaux estivales du détroit de Nares entre le Canada et le Groenland, avec à son bord 78 scientifiques. Il se dirige le plus au nord possible pour étudier la « dernière zone de glace ». La mission se terminera après 56 jours de mer, quand l’été aura touché à sa fin. Bien qu’Amundsen en soit capable, il évite tant que possible de devoir briser la glace. « D’un point de vue pratique, ce n’est pas l’idéal », nous explique par visioconférence l’océano-biologiste Mathieu Ardyna, maître d’œuvre de la mission Refuge-Arctic. « Le navire cherche les passages pour entrer dans des baies et remonter les fjords. » Makinson, Dobbin, Archer, Newman, Cadogan… Il en a inspecté quelques-uns de part et d’autre du détroit. « Chaque vallée glaciaire fonctionne différemment, et cela promet de beaux résultats », complète Audrey Limoges, paléo-océanographe de l’Université du Nouveau-Brunswick, aux côtés de Mathieu Ardyna, alors que le vaisseau fraye un chemin entre les icebergs en direction du Groenland.
À l’entrée des replis du trait côtier, l’équipage se met en branle. Première opération, relever les fonds en général mal cartographiés. « Ensuite, nous récoltons et analysons de l’eau. Elle contient des phytoplanctons, des nutriments, des virus et peut contenir certains métaux lourds comme le mercure », décrit Audrey Limoges. Les scientifiques s’interrogent sur les changements de dynamique qui s’opèrent lorsque les glaciers reculent. « Les particules déversées par les rivières et les glaciers changent de nature et de nombre », explique-t-elle. « Grâce à des mesures optiques nous évaluons la capacité de pénétration de la lumière dans la colonne d’eau. »
Remontant progressivement vers le panache d’eau douce des fjords, des filets sont mis à l’eau pour la collecte de zooplanctons, de méduses, de poissons… autant de maillons de la chaîne alimentaire. Les chances de capturer des saumons qui remontent du Pacifique, poussés par les effets du changement climatique, sont ici infimes. « Le détroit est alimenté par les eaux de l’océan Arctique central. Le phénomène d »atlantification’ a lieu dans la mer de Barents, ou de manière comparable dans la mer des Tchouktches. Ici, on est encore trop au nord pour assister à l’invasion d’espèces. On sera plutôt surpris par des organismes qui n’ont pas encore été inventoriés en Arctique, mais dont l’aire de répartition s’étend naturellement vers le nord », raconte Mathieu Ardyna. Ainsi, le chercheur a repéré une algue bien connue plus au sud, qui s’agglutine en boules microscopiques dans les eaux du détroit.
Malgré le froid, les écosystèmes de l’Arctique sont actifs. « Ce qui contrôle la productivité, c’est surtout la lumière et les nutriments », explique-t-il. L’été, il peut y avoir 24 heures de jour, contrairement à l’hiver. « À l’approche des glaciers qui se terminent dans la mer, on entre dans une zone active où l’eau douce se déverse, chargée de nutriments et de sédiments, créant des panaches », décrit Audrey Limoges.
Au-delà des 80° de latitude, le navire se rapproche des dernières zones de glace. « C’est là qu’on pense que la glace pluriannuelle persistera le plus longtemps dans le futur, même si après un certain niveau de réchauffement cela risque quand même de fondre », rappelle-t-elle. Ces plaques de mer gelée sont des supports solides qui laissent passer la lumière et contiennent des nutriments. « Des crêtes de compression peuvent faire cinq mètres de haut, et, à l’intérieur, des interstices immergés à différentes profondeurs sont autant de supports pour la vie », décrit Mathieu Ardyna. « On veut comprendre comment la lumière passe à travers, comment les nutriments circulent et quels sont les échanges avec le fond. » Des lignes de mouillage opérationnelles depuis l’année dernière seront récupérées dans les jours qui viennent. Elles ont capté les particules voyageant entre la glace et le fond.
L’analyse des particules, des molécules et des fossiles permettra aux scientifiques de reconstituer les écosystèmes de l’Holocène (il y a 11 000 ans) voire de l’âge interglaciaire (il y a 130 000 ans). Ces périodes ont connu des degrés de réchauffement similaires à ceux que nous connaissons et pourrions connaître. Comprendre la longue histoire de ce refuge arctique aiderait les Inuit et les institutions canadiennes à poursuivre la gestion de l’aire marine protégée de Tuvaijuittuq. Selon Mathieu Ardyna : « Cet effort sans précédent contribuera à renforcer la conservation de cette région fragile en aidant à pérenniser les aires marines protégées de Tuvaijuittuq et Pikialasorsuaq, et permettra au grand public et aux jeunes générations de découvrir l’importance, l’unicité et le rôle mondial de ces environnements fascinants et menacés. »
Camille Lin, Polar Journal AG
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