Une équipe de recherche française vient d’installer autour de Narsaq (au Groenland) un observatoire sismique de courte durée pour étudier un ancien rift. Les intrusions de magma de la région, datant d’un milliard d’années, intriguent les géologues depuis plusieurs siècles. Une forte concentration en minerais rares en fait également un site unique.
Lorsqu’Eirikr le Rouge arrive au Groenland à l’aube du deuxième millénaire, il trouve des « montagnes en dessous des glaciers » et s’installe dans la verdoyante région du Gardar. Utilisant un grès rouge pour bâtir une église en l’honneur de sa femme chrétienne, il ne pouvait pas soupçonner que cette roche provenait d’un grand rift actif il y a plus d’un milliard d’années. Il n’avait pas non plus idée des richesses minérales qui reposent dans les sous-sols d’Eriksfjord. Le Gardar abrite des minerais rares en quantité, connus depuis la fin du 18e siècle. Si ces gisements sont bien identifiés, les mécanismes d’apparition de ce fossé d’effondrement (aujourd’hui ancien) restent encore incomplets aux yeux des scientifiques. L’histoire de la formation du rift intéresse Laurent Geoffroy, géologue de l’Université de Brest. Il revient d’une expédition de trois semaines au cours de laquelle il a posé 15 stations sismiques pour mesurer l’épaisseur de la croûte et du manteau terrestres, avec l’appui logistique de l’Institut polaire français et du voilier Vagabond conduit par Éric Brossier et France Pinczon du Sel.
« Le village de Narsaq est au centre de la région d’intérêt », nous explique Éric Brossier, à propos d’un dédale de fjords de plus de 100 kilomètres de long, où la navigation estivale est relativement paisible. Cette année, son accès depuis la mer du Labrador a été barré par des plaques de banquise, qui se sont disloquées en grande quantité dans le nord-est du Groenland avant de dériver vers le sud. « En provenance de Hopedale [province de Terre-Neuve-et-Labrador, Canada, ndlr], nous avons dû remonter la côte vers le nord-ouest avant de trouver un passage », se rappelle-t-il. « En entrant dans les fjords, la température des eaux de surface remonte à 10°C environ, elles sont sombres et pleines de sédiments. Les cartes sont imprécises ; il y a quelques bancs de sables et beaucoup d’icebergs. »
Vagabond a un fond plat et un faible tirant d’eau, et son équipage connait bien les lieux. Avec Laurent Geoffroy et son collègue géophysicien Christian Schiffer, ils retrouvent le conteneur de 20 pieds envoyé par l’Institut polaire français à Narsaq, chargé de matériels sismiques, des 35 batteries de 45 kilogrammes chacune et de blocs de béton. « Une tonne de chargement, cela n’affecte pas notre voilier de 30 tonnes », précise le capitaine. « Surtout pas quand on est abrité du gros temps. » Ainsi, Éric Brossier et ses acolytes croisent de petites baies en criques pour ensuite déployer les sismographes à pied. « L’effort physique a été intense pour rejoindre les spots », nous explique Laurent Geoffroy, de retour à Brest. L’équipe porte le matériel sur plusieurs centaines de mètres pour atteindre les dykes de l’île de Tuttutooq.
Intrusion de lave
« À l’origine, dyke est un mot anglais qui décrit un mur. Ce sont de longues formations de roches magmatiques verticales d’environ un mètre d’épaisseur sur lesquelles on pouvait construire des murs », nous explique Adrian Finch, géologue de l’Université de St Andrews en Écosse, qui travaille depuis 35 ans sur la région. « Mais au Gardar, ces dykes mesurent jusqu’à 800 mètres de large ; ils sont géants, ce qui est assez rare. »
« Lorsque je suis allé sur Tuttutooq, c’était pour étudier l’ancien rift qui a dû ressembler à l’actuel rift actif est-africain, c’est-à-dire de longues vallées planes bordées de volcans actifs, à la chimie et aux types de roches assez spécifiques », explique Lot Koopmans, géologue de l’Université d’Oxford, qui a travaillé sur l’île de Tuttutooq lors de ses premiers travaux scientifiques avec Adrian Finch.
Il y a plus d’un milliard d’années, au-dessus du noyau terrestre, la matière solide de la surface de la Terre s’est étirée au niveau de ce rift. La lave des chambres magmatiques sous pression s’est probablement engouffrée dans des brèches et des fractures rectilignes. « La largeur des dykes géants résulte peut-être d’une succession de cassures et d’intrusions de lave au même endroit », estime Adrian Finch, n’excluant pas d’autres hypothèses.
Affleurement minéral
Brian Upton, chercheur émérite de l’Université d’Édimbourg, expliquait (il y a deux ans), au micro de Geology Bites que la lave des intrusions du Gardar est riche en fluorure, un élément qui rend le magma plus liquide. Dans ces conditions des éléments tels que l’or, le sodium ou l’uranium pourraient se concentrer plus facilement dans le magma non loin de la surface. L’origine de cette richesse en fluorure reste une question ouverte. Elle serait probablement liée à des granites de l’écorce terrestre refondus lors de l’activité magmatique…
Témoins concrets d’événements géologiques tumultueux, scintillent quelques pierres précieuses et cristaux de minerais dans les vestiges du rift. À Ivittuut, les Inuit ont par exemple utilisé la cryolite affleurant pour fabriquer des détergents. Sur ce site du Gardar, un gisement important a été découvert au 18e siècle avant d’être exploité aux 19e et 20e siècles. « La cryolite est essentielle pour fondre l’aluminium. C’est grâce à cette mine que l’aviation des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale était plus légère que celle des nazis », nous explique Adrian Finch. « Ces derniers n’avaient pas accès à ce minerai critique et leurs avions étaient construits en acier. »
Le gisement d’Ivittuut compterait une douzaine de minerais rares, alors que selon Brian Upton, à proximité de Narsaq, l’intrusion magmatique d’Ilimaussaq en contiendrait plus de 220. « Je soupçonne très fortement que la tentative de M. Trump d’achat du Groenland au Danemark était d’abord et avant tout basée sur Ilimaussaq ainsi qu’un ou deux autres sites dans la province du Gardar », expliquait-il.
Les intrusions magmatiques du Gardar ont fait remonter à la surface des minerais rares indispensables à la confection d’aimants, d’éoliennes, de batteries… aujourd’hui recherchés par le secteur de l’énergie renouvelable.
Un laboratoire géologique
« En 2021, il y a eu un désalignement entre l’intérêt des entreprises et les souhaits des locaux », rappelle Adrian Finch, notamment concernant des roches riches en uranium près de Narsaq. L’entreprise chargée de l’exploration des ressources est allée à l’encontre des populations locales, conduisant à une levée de boucliers et l’arrêt du projet d’exploitation. Contrairement aux industriels, les scientifiques universitaires travaillent dans la région avec un tout autre objectif et l’approbation des autorités locales. « Nous entretenons de bonnes relations avec les populations dont nous étudions les roches », précise Adrian Finch.
« Je ne suis pas intéressé par les terres rares ou l’uranium, mes recherches concernent l’histoire de l’ancien rift et j’aimerais le comparer avec l’ancien rift nord-américain de la région des Grands Lacs », précise Laurent Geoffroy. L’étude du rift du Gardar pourrait être utile pour comprendre d’autres endroits du monde. « L’avantage du Groenland, c’est l’exposition, il y a beaucoup de rochers. Si vous allez dans l’ouest de la France, par exemple, il y a des champs, mais pas beaucoup de roches, c’est plus difficile de voir ce qu’il se passe dans le sous-sol », explique Lot Koopmans.
Les stations sismiques ont été installées perpendiculairement aux dykes géants de Tuttutooq, dans la région de Narsaq. Pendant un an, elles enregistreront les ondes sismiques produites au Japon par exemple, qui traversent le globe et passent à travers la lithosphère. Ainsi, Laurent Geoffroy pourra en déduire l’épaisseur de la croûte terrestre et d’une partie du manteau de cet ancien rift. Un séisme de magnitude 4,5 a secoué la pointe sud du Groenland juste après l’installation du matériel. « Nous l’avons bien ressenti à bord de Vagabond amarré à Narsaq », nous raconte Éric Brossier. « Une aubaine pour notre mission, nous aurons des données intéressantes à étudier après avoir récupéré les stations. »
L’été prochain l’expédition reprendra, pour démonter les sismographes et se poursuivra peut-être par l’analyse des roches environnantes.
Camille Lin, Polar Journal AG