Une équipe de dératisation et d’éradication des souris vient de rentrer des Terres australes et antarctiques françaises après cinq mois d’opérations. En attendant d’être sûr que les oiseaux soient libérés de ces prédateurs introduits, revenons sur la mise en œuvre de cette mission, le franc succès de la Géorgie du Sud et le projet de Mouse-Free Marion.
Sur l’île d’Amsterdam, les falaises d’Entrecasteaux s’élèvent à 700 mètres d’altitude au-dessus de l’océan Indien. Les albatros et les gorfous y nichent par milliers sur 350 hectares. Des colonies qui sont remarquables aux yeux de l’Unesco, de l’ONG Bird Life International, de l’Union européenne, de la réserve naturelle des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF)… mais également au goût d’animaux introduits involontairement.
Depuis les premières présences humaines au 18e siècle, les rats, les souris et les chats peuplent l’île de 58 km². Ils ont gagné une place considérable, au grand regret des conservateurs de la nature, des oiseaux et de la végétation indigène de l’île. Les souris grignotent les phylicas – le seul arbuste natif. Les rats peuvent propager d’autres nuisibles comme le choléra aviaire. « Nous suspectons très fortement qu’ils le fassent circuler chez les poussins de gorfous sauteurs et albatros à bec jaune. Ils blessent les oiseaux par morsure et pourraient aussi s’en prendre aux œufs », explique Jérémy Tornos, éco-épidémiologiste au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive de Montpellier.
Ainsi, les rongeurs de l’île sont responsables de l’effondrement des populations d’albatros à bec jaune, qui essuient par ailleurs d’autres déconvenues (pêche, changement climatique). Pour desserrer ce nœud coulant qui se referme lentement, la collectivité territoriale des TAAF vient d’achever une opération d’éradication des chats, des souris et des rats débutée début avril. Elle s’est terminée début septembre par le convoyage retour de l’hélicoptère vers le département français de La Réunion à bord du Marion Dufresne II. L’aéronef est indispensable à l’épandage de granules de Brodifacoum, un anticoagulant contre les rongeurs – interdit à l’usage en France et dans l’Union européenne, sauf pour les missions de ce type.
Une épreuve de patience
Aucun rongeur vivant n’a été détecté au cours des deux premières semaines qui ont suivi la fin de la tentative d’éradication, selon le site du projet Mouse-Free Marion (un programme similaire à l’étude sur l’île australe sud-africaine de Marion). Quelques survivants suffiraient à recoloniser l’ancien volcan, comme ce fut le cas avec les souris de l’île Gough (Atlantique Sud) en 2021. Il faudra attendre 2 ans pour déclarer l’île libre de rongeurs – une épreuve de patience -, à l’instar de l’expérience réussie de 2018 en Géorgie du Sud (île de l’océan Austral, proche de l’Amérique du Sud).
Cette terre britannique est 60 fois plus grande que celle d’Amsterdam, constituée d' »une haute montagne en grande partie », décrit Mark Belchier, directeur de l’Environnement et des Pêcheries du gouvernement de la Géorgie du Sud-et-les Îles Sandwich du Sud. « Les rats n’allaient pas au-dessus de la ligne de végétation. Dans un certain sens, nous avons eu de la chance, parce que les glaciers et les montagnes délimitent plusieurs périmètres, les empêchant de se propager totalement. » Les rats étaient isolés par secteurs, qui ont pu être traités l’un après l’autre. « Nous étions pressés par le temps parce que les glaciers se retirent, mais nous avons pu travailler pendant trois saisons estivales. » À Amsterdam, les TAAF ont agi au cours de cet hiver austral, doublant l’épandage du produit, un en juin et un en juillet.
« L’un des principes de ce genre d’initiatives c’est d’être en surcapacité technique afin de maximiser ses chances de réussite, même lorsqu’on est face aux scénarios les plus dégradés », explique Anton Wolfaardt du projet Mouse-Free Marion qui vise l’éradication des souris de l’île avec le ministère sud-africain des Forêts, de la Pêche et de l’Environnement et l’ONG Bird Life.
À terre et dans les airs
Comme les falaises d’Amsterdam sont abruptes et difficiles d’accès, les TAAF ont utilisé une cuve qui peut diriger l’émission des granulés de poison lors des survols des falaises d’Entrecasteaux. « En Géorgie du Sud, les hélicoptères ont couvert toute les zones à appâter. Les pilotes néo-zélandais étaient très bons pour ça, ils enregistraient leur tracés et les quantités de granulés projetés sur GPS, c’était très précis », explique Mark Belchier. « Sur les pentes prononcées, nous avons travaillé à pied et à la main. » Une méthode utilisée sur les anciennes stations baleinières dont l’architecture – même décomposée – offre des refuges aux rongeurs. À Amsterdam, la base scientifique habitée de Martin-de-Viviès a reçu une attention particulière pour contrôler la diffusion du poison.
Les pluies diluviennes peuvent lessiver les granulés et compromettre les opérations. Les vols dépendent de l’état du ciel. En Géorgie du Sud, les pilotes ont volé l’été en évitant les vents catabatiques. À Amsterdam, une météo plus clémente permet de voler l’hiver, lorsque les rongeurs recherchent de la nourriture près des côtes et « se reproduisent moins », précise Jérémy Tornos.
La plupart des oiseaux sont en mer en hiver. Ceux qui restent sur place comme les skuas risquent d’ingérer quelques granulés. Ces oiseaux charognards peuvent aussi manger des souris mortes et en subir les conséquences. Est-il donc bénéfique d’éradiquer les rongeurs ?
Dommages collatéraux
Pour répondre à cette question, Anton Wolfaardt a mis en place une commission d’écotoxicologues et d’experts. « Elle a confirmé qu’au vu des dommages causés par les souris sur l’île de Marion, les bénéfices écologiques dépassent largement les coûts », explique-t-il. « De plus, dans la grande majorité des cas, les rongeurs contaminés se retirent dans leur terrier, où ils sont moins accessibles. La suppression de la menace représentée par les souris sera ensuite profitable à toutes les espèces. »
Les souris sont des omnivores opportunistes, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’adapter. À Marion, avant de s’attaquer aux oiseaux, elles ont réduit la taille des populations d’invertébrés indigènes de 90 %. Depuis que le climat se réchauffe, elles sont plus nombreuses et ont découvert les oiseaux marins. « Ils sont naïfs et ont évolué sans mécanisme de défense contre des mammifères prédateurs », remarque Anton Wolfaardt. « On a une vraie crise sur Marion parce que les souris ont totalement saboté l’intégrité de l’écosystème. » Elles se réchauffent près des oiseaux et croquent leur chair, poussins comme adultes.
L’un des risques à Amsterdam serait que l’opération soit un succès pour les rats et un échec pour les souris.
Un cas unique source d’inspiration
Revenons aux risques qu’encourent les skuas. « Il a été nécessaire de préciser le cadre réglementaire parce qu’il est difficile d’appliquer le principe de sélectivité dans le cas d’épandage aérien contrairement aux tirs », nous explique Florian Aumond, maître de conférence en droit international à l’université de Poitiers. « La préfète a donc demandé à la direction générale de la Prévention des risques du ministère de l’Environnement de clarifier ses compétences sur ce point. Les vols ont ensuite été autorisés par arrêtés préfectoraux. »
Pour motiver sa décision, le préfet des TAAF s’est appuyé sur l’avis du Comité d’éthique et du Comité scientifique de l’environnement polaire, où siège Anne Choquet, enseignante-chercheuse en droit de la mer, droit international et droit des pôles : « L’utilisation de produits invasifs doit prendre en compte la cascade d’incidences sur les espèces et sur l’écosystème, elle s’appuie sur des connaissances acquises sur le long terme. Et l’expérience sur Amsterdam sera très utile pour d’autres territoires. »
Le cas d’Amsterdam est sous l’étroite observation du projet Mouse-Free Marion dont les initiateurs recherchent encore des fonds. Ces opérations sont coûteuses. Les TAAF ont levé, au niveau national et européen, et en s’adressant au secteur privé, plus de 2 millions d’euros. L’île est plus petite que celle de Marion, et une partie de la logistique est incluse dans les opérations courantes. Trente millions de dollars américains seront nécessaires à Anton Wolfaardt. « Nous avons levé un quart des fonds nécessaires, nous sommes loin du compte, mais nous sommes convaincus que des solutions de financement pour de tels projets existent », explique-t-il. « On ne peut pas se permettre de revoir le projet à la baisse, il faut pouvoir couvrir les pires scénarios pour s’assurer du succès de la mission. »
Un vide bientôt comblé
Celui-ci se traduit par le retour d’oiseaux jusque-là en danger ou bannis du territoire. En Géorgie du Sud, le célébrissime sauvetage du pipit antarctique – seul passereau de l’île – est un cas d’école. « Les canards et les prions se portent bien mieux, nous n’avons pas pu faire le suivi du retour des oiseaux qui nichent en terrier, mais nous avons toutes les raisons de croire qu’ils en ont grandement bénéficié », nous explique Mark Belchier. À 90 kilomètres au sud d’Amsterdam, le cratère de Saint-Paul a été libéré des rats à la fin des années 1990. « Cela a très bien marché : toutes les populations de pétrels sont revenues à partir des années 2000 », nous explique Jérémy Tornos.
« Les navires qui croisent dans les eaux de la Géorgie du Sud, même ceux qui restent au large, doivent être inspectés pour s’assurer qu’ils ne transportent pas de petits rongeurs clandestins. Des chiens passent dans les cales aux Falkland pour les détecter », explique Mark Belchier, puisque tout pourrait basculer – à nouveau – si les rats revenaient.
Camille Lin, Polar Journal AG
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