Un nouveau navire, pour de futurs « glacionautes » | Polarjournal
Le secteur de la construction navale cherbourgeoise réalise sa première station polaire dérivante pour la fondation Tara Océan. Le PDG du chantier espère qu’elle convaincra d’autres acteurs du monde polaire. Image : Camille Lin

La Tara Polar Station flotte depuis le 4 octobre dans le port de Cherbourg. Elle présente une architecture traditionnelle héritée des expéditions dans l’Arctique. Son originalité la positionne parmi les rares moyens maritimes capables de déployer des missions scientifiques sur le long terme dans des conditions minimalistes, dans cet océan si peu parcouru, et de répondre à des objectifs de sobriété énergétique tout en s’attaquant aux inconnues du réchauffement climatique et ses effets.

Une foule coiffée de casques et de gilets déambule sur les quais, lentement, les yeux rivés sur un étrange vaisseau ovale surmonté d’un dôme géodésique. Il flotte depuis quelques dizaines de minutes dans le port industriel de Cherbourg, ce vendredi 4 octobre. Contremaîtres et ingénieurs, chaudronniers et soudeurs assistent à la mise à l’eau de la Tara Polar Station après plus d’un an de construction aux Chantiers Mécaniques de Normandie (CMN). « Je m’attendais à quelque chose de plus spectaculaire », lâche Kevin Legendre, chaudronnier, à l’attention de ses collègues accoudés à un socle en acier.

Dix-sept corps de métiers ont concrétisé les plans de la station et aujourd’hui « ceux de la coque principalement ont eu le droit d’assister à la mise à l’eau », nous explique Frédéric Legrand, directeur de production chez CMN. Pour la plupart, c’est la première fois qu’ils en sont spectateurs sur leurs heures de travail. C’est dire à quel point le projet sort de l’ordinaire. « On ne dirait pas comme ça, mais en fait, il y a de la place, tout est optimisé », nous assure Kevin Legendre. Quelques applaudissements claquent, contenus, au milieu des « ça fait plaisir de la voir sur l’eau », des « ça y est » et des quelques « bravos les gars ».

Sourires, visages lumineux, mais peu de mots exprimés. Les finitions intérieures, la phase de tests et de préparations restent à l’agenda avant qu’elle parte vers le nord, pour une dérive d’un an et demi dans les glaces de l’Arctique. L’ovalité de sa coque rappelle celle du Fram, construit en 1892, très large et plutôt ronde. « Lorsque nous étions sur la glace, Fram avait un aspect assez original. Il était couché coquettement sur un côté, tandis que les glaces embrassaient amoureusement sa puissante coque. Les mâts pointant majestueusement vers le ciel, le gréement épais de givre », décrit Hjalmar Johansen (explorateur) dans With Nansen in the North (1899), après avoir embarqué sur le Fram en 1893 pour la première dérive réussie dans les glaces de l’Arctique à travers un courant qui relie la mer de Laptev au Groenland.

Mené par Fridtjof Nansen et Otto Sverdrup, l’équipage a survécu à l’assaut du froid grâce à un moral d’acier et une puissante coque en bois, pendant trois ans. L’architecte Colin Archer avait dessiné un voilier suffisamment marin pour croiser vers le nord de la Russie, et arrondi pour le confort de l’équipage et pour ne pas se briser quand la glace le prendrait. « C’est comme si vous aviez une bouteille de vin français prise entre deux livres, celle-ci remonte et ne subit pas complètement la pression », nous explique par téléphone Geir Kløver, directeur du musée du Fram d’Oslo. S’en inspirant, Olivier Petit, l’architecte de la Tara Polar Station, a poussé le raisonnement plus loin. Quand Fram mesurait 34 mètres sur 10, la station, totalement motorisée, en fait 26 sur 16.

Fram est conservé dans les galeries du musée qui porte son nom à Oslo. Image : T. Storm Halvorsen
Pour réaliser la coque, l’ajustage des pièces a été un vrai défi pour les constructeurs. Image : Camille Lin

Quelques heures plus tôt, Léo Boulon, le chef mécanicien, scrutait la mise à l’eau de l’unité à l’aspect futuriste, alors qu’elle était posée sur un support en acier et des cales en bois, la quille touchant l’eau et l’hélice encore à l’air libre. Quatre cent cinquante chevaux pousseront les 400 tonnes du navire en charge, qui « avancera à huit nœuds si les conditions de mer sont optimales », nous assure-t-il. Au signal, l’ascenseur s’enfonce dans l’eau alors que le soleil de l’aube pointe le bout de son nez.

« Vingt fers à repasser »

« On va pouvoir tester l’étanchéité du navire », nous explique le directeur de production. La trentaine de passe-coques – des ouvertures qui permettent au bateau d’aspirer et de rejeter de l’eau ou d’installer un capteur – sont autant de points faibles à vérifier. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui a retardé la mise à l’eau en début de semaine. « Ces orifices servent à produire de l’eau douce ou à refroidir les machines », précise le directeur. Leur chaleur en excès sera conservée pour l’intérieur et un sauna pour se détendre et se purifier. « La consommation du bord représentera 15 à 20 kilowatts par jour, l’équivalent de 20 fers à repasser », explique le chef mécanicien.

« Le moulin à vent tournait en rond et rappelait qu’il y avait de la vie au milieu de la solitude », décrit l’explorateur dans son récit de l’expédition de Fridtjof Nansen et Otto Sverdrup. Cette éolienne d’antan produisait assez d’électricité pour éclairer les parties vie du Fram au milieu de la nuit polaire. « Nous aurons deux éoliennes et des panneaux solaires pour l’été, mais cela ne suffira pas à couvrir les besoins du navire », explique le chef mécanicien. Pour l’instrumentation, les laboratoires… les groupes électrogènes tourneront au diesel et à l’huile végétale recyclée. Cent cinquante litres par jour. La formule reste plus sobre qu’un brise-glace comme le Polarstern. Elle héberge dix fois moins de scientifiques, mais consomme cent fois moins de carburant.

Pris dans l’étau

Nous observons les premiers instants de flottaison de la plateforme manœuvrée par deux petits pousseurs dans le bassin. « Même si la géode est haute, tout le poids est en bas », nous explique Philippe Lejaye, directeur de performance chez CMN. La sphère est la forme la plus volumineuse pour laquelle la surface de contact avec l’extérieur est minimale et permet de réduire les déperditions de chaleur et l’accroche au vent lors des tempêtes. Les facettes permettent de mettre en place le vitrage.

L’air entrant sera asséché pour éviter la condensation contre le métal. Image : Camille Lin

« Ils vont sans doute chercher un chenal dans la glace pour attendre que cela gèle et se laisser dériver », nous explique par téléphone Hervé Baudu, professeur de sciences nautiques à l’Ensm et membre de l’Académie de marine. Hjalmar Johansen raconte qu’au début du mois d’octobre 1893, l’équipage « a cessé de déhaler le navire, et trouvé sa position finale pour l’hiver. Fram se trouvait alors avec sa proue au sud ; il s’est tourné dans cette direction au moment où nous nous sommes pris dans les glaces, et a ensuite dérivé la poupe en avant. » Pendant leur dérive, la pression des plaques a fait grincer le bois malgré tout, à tel point que le capitaine pensait prendre son dernier bain dans une baignoire fumante. Heureusement, l’étau s’est relâché avant que le navire ne cède.

Un physicien muni de drones

« Le projet est inspiré de celui du Fram, dans la même veine que celui de la goélette Tara en 2007, l’expédition allemande du Polarstern, Mosaic, ou les expéditions russes du Severny Polyus dont la dernière vient juste de commencer », ajoute Hervé Baudu. « Mais maintenant, ils sortent des glaces en un an et demi, alors qu’il en fallait trois il y a plus d’un siècle. » L’errance en Arctique était plus lente. Le réchauffement climatique réduit l’épaisseur de la glace ainsi que la taille des floes – ensemble de plaques accrochées les unes aux autres – qui se déplacent plus vite aujourd’hui.

Tout l’aménagement intérieur, les cloisons et certaines machines sont en cours de montage à quai depuis que la station est à l’eau. Image : Camille Lin

Dans ce paysage mouvant, les scientifiques de la Tara Polar Station s’intéresseront, par exemple, à ces amoncellements de plaques qui peuvent s’élever en surface et descendre à 20 mètres de profondeur. Elles font obstacle aux vents, aux courants et à la neige qui s’accumule. Sous l’eau, la vie profite des interstices. Depuis le moon pool – un puits d’eau de mer ouvert au cœur de la station – les drones du physicien Marcel Nicolaus, de l’Institut Alfred Wegener, inspecteront la glace dans un rayon de 300 mètres. « Nous souhaitons lancer des programmes plus petits que ceux du Polarstern, mais plus précis, avec l’idée qu’ils soient reconduits chaque année pendant vingt ans », nous explique-t-il. Les drones de l’institut seront capables de prélever de la glace, de l’eau et de déployer des filets à copépodes. Des mesures de routine seront enregistrées sur l’atmosphère, la réflexion du soleil sur la glace, la couverture neigeuse et l’épaississement de cette cryosphère en hiver.

Cherche un mécanicien 750

« Ce sera une expérience et une aventure, assurément. J’aimerais y participer, mais pour une période aussi longue et une dérive aussi peu prévisible, ce sera difficile dans ma position actuelle », ajoute-t-il, en précisant que cette station est comparable aux stations polaires de l’Antarctique en termes d’isolement. « Soyez heureux ; et si vous ne pouvez pas l’être, détendez-vous ; et si vous ne pouvez pas vous détendre, essayez autant que vous le pouvez. » C’est un proverbe irlandais cité par Nansen pour encourager l’équipage avant d’entamer la dernière année de l’expédition.

Le navire a une capacité de 499 UMS et reste sous la barre des 200 tonnes. Son exploitation est donc moins contraignante en zone polaire que ceux de la catégorie supérieure. Image : Camille Lin

Jets de toulines, transfert d’amarres, demi-clés sur demi-clés… le navire reçoit les défenses du ponton flottant sur son tribord. La station atterrit après une très courte navigation depuis l’ascenseur à bateau. Sur le quai, Léo Boulon, le chef mécanicien, nous explique que l’équipage de la fondation Tara Océan devra s’élargir pour passer de deux sur la goélette à quatre dès lors que la station sera armée à Lorient en décembre prochain. La fondation cherche un mécanicien 750. « L’idée, c’est que les équipages se rencontrent à Lorient lorsque les deux bateaux seront réunis », nous explique-t-il. Comme Nansen autrefois et comme pour les stations scientifiques (polaires ou spatiales) d’aujourd’hui, le recrutement est crucial pour que ces « glacionautes » apprécient leur mission, malgré la rusticité de l’entreprise.

Camille Lin, Polar Journal AG

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