Un phénomène climatique tropical affecte une pêcherie antarctique | Polarjournal
Les palangriers spécialisés dans la légine antarctique sont des navires de pêche à la ligne de fond qui arpentent les eaux gelées du Grand Sud. Image : Coll. 40e anniversaire CCAMLR

Une récente étude publiée dans Nature Scientific Reports montre que El Niño et La Niña influencent la capacité de recrutement de la légine antarctique dans la mer de Ross, un poisson succulent vendu à bon prix. Ces résultats seront sans doute discutés par la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique.

Le capitaine Michael Rhodes et ses 20 membres d’équipage traversent l’océan Austral à bord du Janas depuis 2003, en direction de la mer de Ross. Ce navire est l’un des trois bateaux néo-zélandais, avec le San Aotea II et le San Aspiring, qui pêchent près de l’Antarctique. L’été a déjà commencé lorsqu’ils entreprennent ce voyage à la recherche d’un poisson grand, gras et délicieux : la légine antarctique.

Si la chance leur sourit, la cargaison rejoindra facilement le marché américain. Cette pêche lucrative est encadrée par la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR), qui établit un quota chaque année. En 2022, celui-ci était de 3 495 tonnes. Si les prises sont si limitées, c’est parce que cette pêche reste « exploratoire » et « précautionneuse ». Les scientifiques de la Commission surveillent l’effet de la pêche sur les stocks de légine antarctique, essentiels, à d’autres égards, à la faune de l’océan polaire.

« Pour gérer une pêcherie, il y a deux options : le respect du taux de capture, c’est-à-dire le nombre d’adultes prélevés dans l’écosystème, et la protection des zones de ponte », nous explique Erik Behrens, océanographe au National Institute of Water and Atmospheric Research (NIWA) de Nouvelle-Zélande. Ce dernier est le premier auteur d’une étude publiée la semaine dernière dans Nature Scientific Reports, montrant qu’un phénomène météorologique tropical, connu depuis des milliers d’années, intervient dans le cycle de vie de ces poissons prisés.

Une légine antarctique peut mesurer jusqu’à deux mètres et peser 150 kilos. Image : Coll. 40e anniversaire CCAMLR / Cheng / Cziko

El Niño et La Niña. Le premier affaiblit les vents de la mer d’Amundsen, contrairement à la seconde, qui les renforce. Dans sa phase puissante, la dépression de la mer d’Amundsen stimule le gyre océanique de la mer de Ross, déplaçant la glace vers le Courant circumpolaire antarctique. À l’inverse, lorsque El Niño est en cours, le gyre de la mer de Ross s’affaiblit et la glace reste dans cette portion d’océan.

Des œufs sous la glace

La légine antarctique, connue pour vivre jusqu’à plus de 50 ans, pond au nord de la mer de Ross, « entre juillet et octobre, en hiver, sous la glace. Cela n’a jamais pu être observé directement parce qu’inaccessible », nous explique le chercheur. « Nous le savons parce que de grands regroupements d’adultes prêts à pondre ont été pêchés près de vastes chaînes sous-marines. » Les œufs remontent vers la surface et s’accrochent sous la glace.

En observant les données de pêche et les classes d’âge, c’est-à-dire le décompte des poissons selon leur âge, le chercheur s’est rendu compte qu’il y avait une grande fluctuation du recrutement de juvéniles au cours du temps. En superposant les informations climatiques, il a remarqué que cette variation peut être liée à l’augmentation de la puissance du gyre de la mer de Ross. Les plaques de glace quittent la mer de Ross pendant La Niña, emportant suffisamment d’œufs pour ralentir le renouvellement de la population.

Une petite pêcherie, de gros enjeux

Pour que cette pêcherie de niche perdure, il faudrait en tenir compte afin de préserver l’intégrité de l’écosystème, comme le souhaite la Commission. Un réajustement des quotas serait peut-être nécessaire. En tout cas, ce nouveau résultat ouvre le sujet à la discussion, sachant qu’il reste encore beaucoup à comprendre sur ce poisson.

NIWA conduit des observations depuis la base de McMurdo sur la légine antarctique – phoques et manchots compte parmi ses prédateurs. Vidéo : National Institute of Water and Atmospheric Research (NIWA)

Le changement climatique a également une incidence significative sur la couverture de glace depuis 2016. « Nous ne savons pas si moins de glace, qui protège les œufs, implique plus de prédation, et si cela sera compensé par leur stagnation dans le gyre de Ross », nous explique l’océanographe, en parlant de la pêcherie de la mer de Ross (secteur 88 de la CCAMLR). Par ailleurs, quel sera l’impact sur les autres régions qui, pendant La Niña, reçoivent peut-être des fragments de glace et les juvéniles de légine qui vont avec ?

Les résultats de l’étude sont publiés juste après la fin de la 43e réunion annuelle de la CCAMLR, dont les discussions sur cette pêcherie n’ont pas encore été rendues publiques. La pêche dans la zone 88 est ouverte depuis 1997, à la ligne de fond. En 2017, une vaste aire marine protégée (AMP), la plus grande au monde, y a été instaurée. Cette AMP restreint la zone de pêche pour 35 ans, et sa légitimité pourrait être remise en question en 2052.

L’aire marine protégée repousse la pêche au nord de la mer de Ross et englobe les frayères et les zones de croissance des poissons. Les lignes peuvent être posées à des profondeurs de plus de 500 mètres pour cibler les légines adultes. Les prises accessoires comprennent des raies, qui vivent également sur le fond. Carte : Cassandra Brooks / Evan Bloom / Andrea Kavanagh / Emily Nocito / George Watters / John Weller / Marine Policy

Bien que la pêche ait longtemps été considérée comme exploratoire, le dernier rapport publié par la CCAMLR indiquent qu’elle ne l’est plus depuis 2017. Est-ce parce qu’une AMP est en place et que l’ambition de pêche a atteint un climax, ou parce que la pêcherie est plus « ouverte » ? Le rapport ne le précise pas, mais les quotas augmentent depuis 1997. Une vingtaine de palangriers sont inscrits pour obtenir leur part. Ukrainiens, Coréens, Néo-Zélandais et Australiens sont en lice parmi 8 nations.

Historique des captures (en tonnes) de légines antarctiques, dans le secteur de la mer de Ross. Image : Camille Lin / Polar Journal AG / Flourish

Vendue 13 dollars le kilo en moyenne, la légine peut atteindre les 17 dollars aux États-Unis ou au Japon. Ce marché est plus lucratif que celui de la morue. Ces deux poissons se ressemblent à bien des égards une fois préparés. La légine est aussi appelée « morue de l’Antarctique », mais sa rareté en fait un mets d’autant plus exceptionnel. Selon NZGeographic, en 2006, cette pêche dans la mer de Ross représentait 30 millions de dollars américains.

Camille Lin, Polar Journal AG

Lien vers l’étude : Behrens, E., Grüss, A., Pinkerton, M., Parker, S., Rickard, G., Stevens, C., 2024. Tropical teleconnections through the Amundsen Sea Low impact Antarctic toothfish recruitment within the Ross Gyre. Sci Rep 14, 26715. https://doi.org/10.1038/s41598-024-78248-y.

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