Les rideaux sous-marins, un risque pour le Traité de l’Antarctique ? | Polarjournal
La calotte glaciaire de l’Antarctique de l’ouest peut générer 5 mètres d’élévation par sa fonte, l’idée d’utiliser la technologie fait sensation. Image : Gisèle Durand Ruiz

Des rideaux sous-marins pourraient être installés en Antarctique, mais cette technique de préservation des glaciers est controversée. Deux chercheurs, juriste et politologue, ont exploré les conséquences de leur déploiement sur le fonctionnement du Traité sur l’Antarctique.

Un rideau de 100 mètres de haut, capable de dévier les courants sous-marins chauds, avant que ceux-ci ne touchent le pied des glaciers côtiers, s’est dessiné dans l’imagination du Dr. John Moore, géophysicien de l’University of Lapland, et ses collègues, afin de libérer les glaciers de l’excès de chaleur marine. Ainsi, ils pourraient s’épaissir et s’ancrer davantage sur le fond des estuaires et des fjords de l’Antarctique. Les initiateurs estiment le coût de son déploiement sur 80 kilomètres dans la partie la plus vulnérable, l’ouest du continent blanc, à une valeur située entre 40 et 80 milliards de dollars, auxquels s’ajouteraient deux milliards pour la maintenance annuelle. Les instigateurs espèrent ainsi diminuer les frais d’adaptation à la montée des eaux autour du globe, estimé à 40 milliards chaque année à partir de 2100, selon leur étude publiée en 2023, largement commentée et dont les remous ont animé le débat public et scientifique.

Plan du rideau sous-marins. Image : Keefer, B., and al., 2023 / PNAS Nexus

La porte-parole des glaciers, glaciologue et activiste Heïdi Sevestre critiquait par exemple la géo-ingénierie sur les ondes publiques françaises l’année dernière, expliquant ne pas connaître d’études sur les conséquences d’une telle intervention humaine sur le reste de la circulation sous-marine et de la biodiversité. Déclarant hésiter entre le rire et les larmes, elle ajoutait ne pas savoir « comment le Traité de l’Antarctique autoriserait ces installations ». Voilà précisément la question que soulèvent Dr. Akiho Shibata, juriste de l’université de Kobe, et Dr. Patrick Flamm, politologue de l’Institut de recherche sur la paix de Francfort, dans le journal International Affairs la semaine dernière. Selon eux, la géo-ingénierie glaciaire pourrait déstabiliser le Traité sur l’Antarctique sur les plans géopolitique, sécuritaire et souverainiste, quand bien même le projet permettrait réellement d’éviter une élévation du niveau marin, ou de la ralentir.

« Objet de discordes internationales »

L’élément pivot sur lequel repose le projet, c’est le frein à la montée des eaux côtières. Selon les auteurs de l’analyse, cette idée se rattache à la responsabilité climatique et la contribution historique de chaque pays, à l’effet de serre. C’est pourquoi les chercheurs avancent deux raisons selon lesquelles le Traité serait incompatible avec l’intention des géo-ingénieurs.

D’abord, une telle pensée, c’est-à-dire le contrôle du niveau marin à long terme, dépasserait l’entendement du Traité sur l’Antarctique. Ces installations rendraient légitimes les pays dont le trait de côte est menacé à accéder au Traité. Ensuite, les relations au sein des pays signataires, et plus globalement, risqueraient de se tendre. Avec, d’un côté, les victimes de la montée des eaux, rejoints par les pays faiblement émetteurs, et de l’autre, les puissances fortement émettrices qui peuvent soutenir ou appuyer la construction des rideaux sous-marins, récupérant ainsi les lauriers de la protection mondiale de la submersion.

Le delta du Gange est fortement peuplé avec une densité de 1 000 habitants par kilomètre carré. Image : ESA

Cette situation pourrait être le ferment d’une dispute internationale, selon la réflexion des experts, et remettre en question l’autorité des 29 sur l’Antarctique, les mécontents pouvant crier à l’écoblanchiment politique. C’est pourquoi les politologues invoquent un extrait du préambule du Traité sur l’Antarctique, continent qui « ne doit pas devenir le théâtre ou l’objet de discordes internationales ».

Impact sur l’environnement ?

En plus de l’exercice de la gouvernance, la construction de ces rideaux créerait deux autres contentieux. Le premier est d’ordre souverain, les acteurs qui financent et construisent ces infrastructures auraient un accès stratégique au continent. Le second d’ordre sécuritaire est lié à la défense de ces ouvrages contre le sabotage, l’Antarctique étant démilitarisé et dépourvue de police.

Dr. Patrick Flamm et de Dr. Akiho Shibata ont voulu explorer et élargir la question avant qu’elle n’apparaisse dans le débat public et ne soit mise sur la table lors des réunions consultatives du Traité. Le sujet a pour la première fois été abordé l’année dernière à Kochi par la Coalition de l’Antarctique et l’Océan Austral (ASOC) – l’ONG observatrice dédiée à la protection de l’environnement.

En 2024, les parties prenantes du Traité se sont réunies à Kochi en Inde pour la réunion annuelle. Image : Secrétariat du Traité sur l’Antarctique

L’ASOC disait « suivre de près la question afin de s’assurer que ces projets soient soumis au processus rigoureux d’évaluation de l’impact sur l’environnement prévu par le protocole. » C’est d’ailleurs ce que relèvent les juristes Charles Corbett et Edward Parson de l’Université de California, dans leur analyse en faveur de la technologie de 2022 Radical Climate Adaptation in Antarctica : « le protocole de Madrid [relatif à la protection de l’environnement, ndlr] interdirait très probablement la construction sans l’adoption et l’entrée en vigueur d’un amendement. »

Pour contourner l’évaluation environnementale, ces derniers estiment que les futurs projets d’intervention potentiels pourraient être évalués de façon distincte du déploiement de la science en Antarctique. Ce sur quoi ne s’alignent pas Dr. Patrick Flamm et de Dr. Akiho Shibata, lesquels appellent à analyser plus amplement la situation, sur des fondements scientifiques et techniques plus approfondis, comme ce qui est en cours pour la géo-ingénierie solaire.

Dr. Akiho Shibata ne ferme pas la porte du débat et déclare dans un communiqué : « s’il existe des avantages sociaux qui l’emportent sur les risques de gouvernance que nous avons présentés, alors nous, politologues internationaux et juristes internationaux, devons être impliqués dans cette discussion. Peut-être qu’alors la discussion ne portera plus sur la protection des principes clés du système actuel du Traité sur l’Antarctique lors de l’examen de cette technologie, mais sur la modification de ces principes clés eux-mêmes. »

Camille Lin, Polar Journal AG

Lien ver l’étude : Flamm, P., Shibata, A., 2024. ‘Ice sheet conservation’ and international discord: governing (potential) glacial geoengineering in Antarctica. International Affairs iiae281. https://doi.org/10.1093/ia/iiae281.

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