Entre deux frontières, un podcast chez les Passeurs de Kirkenes | Polarjournal
Sorti le 12 décembre dernier, Passeurs est une véritable immersion dans la vie de Kirkenes à travers un podcast en six épisodes réalisé par la réalisatrice helvétique Marie Geiser.

Un podcast nous emmène à Kirkenes et nous immerge dans une ville entre deux frontières, marquée par la guerre et qui, à travers la culture et le sport, tente de conserver l’amitié entre Russes et Norvégiens.

C’est en découvrant un article sur un orchestre de Kirkenes, qui se jouait des frontières durant la guerre froide, que la réalisatrice helvétique Marie Geiser décide de se rendre dans cette ville norvégienne à la frontière de la Russie. Après l’éclatement de la guerre en Ukraine, comment les habitants de Kirkenes vivent-ils et quel est leur quotidien depuis que les frontières ont fermé ? Et comment le divertissement, l’art et le sport permettent-ils aux gens de garder le lien ?

Munie d’un dispositif sonore discret et léger, la réalisatrice capte les échanges avec ses interlocuteurs, habitants de la ville, guides, journaliste ou Sami sur leur rapport avec cette frontière. Une véritable immersion dans la vie de Kirkenes à travers un podcast de six épisodes intitulé Passeurs. Interview.

La réalisatrice helvétique Marie Geiser (photographiée ici au Groenland) a déjà réalisé plusieurs documentaires en Arctique. Fascinée par le Grand Nord, cette monteuse vidéo de profession se pique d’intérêt pour la réalisation lors de voyages au Svalbard, où elle réalise deux documentaires sur les gens de Longyearbyen et les enjeux liés au réchauffement climatique. Suivra un autre documentaire, cette fois réalisé sous la forme d’un podcast, à Ittoqqortormiit, sur la côte est du Groenland, où elle interroge les habitants sur leur lien avec les touristes qui débarquent régulièrement dans ce petit village de pêcheurs. Image : Marie Geiser

Parlez-nous de la genèse de ce projet. Comment l’idée de partir interroger les habitants de Kirkenes vous est venue ?

C’était en 2022. On venait d’entrer dans la guerre en Ukraine alors que la période Covid se terminait. En faisant des recherches sur Internet, je suis tombée sur un article du journal suisse Le Temps qui titrait « Kirkenes, la ville où on savait vivre avec les Russes ». L’article parlait de la tradition de collaboration d’individu à individu en zone de Barents, une tradition qui aurait permis le maintien de la paix et de l’ouverture des frontières après la guerre froide plus rapidement que dans le reste de l’Europe.

Dans cet article, il y avait deux anecdotes qui m’avaient particulièrement frappée. La première concernait un groupe de musique qui partait à Mourmansk pour jouer des concerts alors que les frontières étaient fermées. La deuxième anecdote évoquait l’équipe de la Barents Hockey League, qui a été nominée pour le prix Nobel de la paix en 2021. Je travaille dans les milieux culturels, des milieux qu’on avait qualifiés de non essentiels pendant toute la durée de la pandémie et je me disais que c’était justement ces « non-essentiels », le sport et la culture, qui avaient ouvert la frontière à cet endroit. Avec la guerre en Ukraine qui commençait, je me suis demandée comment on vivait désormais à Kirkenes et ce qu’il subsistait de cette tradition aujourd’hui.

Quinze kilomètres séparent Kirkenes de la frontière russe. Une cohabitation qui peut au premier abord sembler difficile. Et pourtant. Kirkenes a entretenu de bons rapports avec ses voisins russes, même pendant la guerre froide où le rideau de fer y était un peu plus poreux qu’ailleurs. Mais la guerre récente entre la Russie et l’Ukraine a compliqué les relations, menaçant une amitié qui avait pourtant surmonté les précédents conflits. Image : Marie Geiser

Ce qui ressort de votre podcast est à quel point la guerre est toujours présente en filigrane. On la retrouve dans le témoignage du premier guide que vous rencontrez et qui parle de la Deuxième guerre mondiale qu’il a vécue. On retrouve aussi la guerre dans les monuments qui ornent la ville, les tirs d’entraînement que l’on entend au loin, dans les conversations… 

Oui, très clairement. Il y a la Deuxième guerre mondiale et celle qui s’installe aujourd’hui et entre les deux, il y a eu la guerre froide. Durant la Deuxième guerre, les deux populations se sont rapprochées lorsque Kirkenes a été libérée par l’Armée rouge. Puis, la frontière est devenue hermétique. Les populations ont été séparées malgré elles, avant d’avoir la possibilité de se retrouver après la chute de l’URSS. 

Ce que les habitants voient maintenant est que l’Histoire se répète de deux manières. D’une part, la zone est clairement en train d’être remilitarisée et le spectre de la deuxième guerre revient. D’autre part, les frontières sont en train de se refermer et la communication devient plus difficile, ce qui fait écho à la guerre froide.

« Trust », la confiance était au cœur de l’édition 2023 du Barents Spektakel. Organisé depuis 2003, ce festival d’art contemporain et de musique a pour but de jeter des ponts entre les frontières réelles et imaginaires. Image : Barents Spektakel

En parlant du Barents Spektakel, un festival annuel d’art contemporain et de musique, vous dites que les lieux de culture sont devenus des lieux de thérapie. Qu’entendez-vous par là ?

Ce n’est pas moi qui le dis mais Irina Ivanova, l’une des personnes que j’ai interviewées. Elle vient de Mourmansk et est engagée dans ce festival transfrontalier. Elle disait que le Covid avait été un bon entrainement pour ceux qui travaillent sur ce festival parce qu’il les avait rodés à être discrets tout en continuant à communiquer des deux côtés de la frontière afin d’organiser l’événement. Les organisateurs avaient alors intégré la production d’événements à distance et d’œuvres interactives, en ligne, qu’ils utilisent encore beaucoup aujourd’hui, même si ça ne résout pas tout.

A la base, l’idée du Barents Spektakel était de travailler sur l’idée de frontière. Maintenant, le festival est plutôt en train de se retourner vers l’Europe. Les choses ont changé en une année et c’est de plus en plus difficile de garder le contact avec les Russes en Russie. La Norvège a voulu maintenir cette porte ouverte mais du côté russe, du moins en ce qui concerne le gouvernement, la même volonté est moins claire.

Bien que le conflit se déroule à plus de 2 500 kilomètres de là, la guerre est bien présente à Kirkenes. Dans les esprits, dans les discussions et sur les carrosseries de voitures. Image : Marie Geiser

De toutes les rencontres que vous avez faites à Kirkenes, laquelle vous a le plus marquée ?

C’est la première. C’est Ernest Sneve, mon premier guide, lors de la visite dans le bunker. Je ne m’attendais pas à réaliser aussi vite et aussi fort que la guerre est présente à ce point, qu’elle n’avait jamais vraiment quitté les habitants de Kirkenes. 

Quand je suis partie, l’anecdote de ce groupe de musique était en quelque sorte le prétexte pour aller à la rencontre des gens. L’idée c’était de découvrir s’il y avait encore des personnes qui avaient participé à cette aventure dans les années 1960 et qui étaient toujours en vie. Du coup, je ne m’attendais pas à trouver des gens qui avaient vécu la Deuxième guerre mondiale et qui pouvaient la raconter. C’était bouleversant de rencontrer quelqu’un comme Ernest qui était encore tellement ému quand il racontait son histoire.

Avez-vous retrouvé l’orchestre en question ?

Non, ce n’était même pas la bonne ville (rires). Dans l’article du Temps, ils parlaient de Kirkenes mais sans expliquer que l’orchestre n’était pas à Kirkenes, ce que je comprends car ce n’était pas vraiment le propos. Dans les faits, le groupe était à 250 km de là, à Vardo.

Le podcast Passeurs est disponible en français sur les sites Spotify, Apple Podcast et YouTube.

Propos recueillis par Mirjana Binggeli, PolarJournal

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