Quand une station de recherche se fond dans le décor – l’avis du manchot Adélie | Polarjournal
Bâtiment de la station Dumont d’Urville. Images : Yann Méheust / Centre d’études biologiques de Chizé / Institut polaire français

Manchots et chercheurs cohabitent depuis plus de 50 ans en Terre Adélie, où les scientifiques du Centre d’études biologiques de Chizé comptent les oiseaux et dosent les hormones du stress chez les manchots Adélie afin de mieux connaître l’impact de l’environnement et de l’activité humaine sur leur cycle de vie.

Le manchot Adélie tient une place particulière au sein de l’écosystème antarctique. En effet, son régime alimentaire, principalement constitué de krill des glaces – petit crustacé de quelques centimètres de long – le rend vulnérable aux variations de densité et d’étendue de la banquise. Cette caractéristique en fait une espèce sentinelle de l’environnement polaire, qui lui vaut une surveillance attentive par les observatoires scientifiques tout autour du continent.

Le manchot Adélie a un mode de vie principalement marin, alternant les plongées de recherche alimentaire avec des périodes de repos sur la banquise ou les plaques de glace (pack) dérivantes. Cependant, à l’inverse de son cousin le manchot Empereur, il se reproduit non sur la glace mais sur la terre ferme, durant l’été austral. Cette période de reproduction coïncide avec le pic des activités humaines en Antarctique : tourisme, opérations logistiques de soutien aux stations de recherche et travaux scientifiques. L’étude de l’impact de ces activités sur les manchots a donc été identifié comme une priorité par les instances de conservation. Pourtant, ces études restent rares ; les colonies de manchots sont pour la plupart éloignées des infrastructures humaines et le niveau de dérangement auquel elles sont soumises est difficile à quantifier.

Pour tenter d’y voir plus clair, deux publications scientifiques du Centre d’études biologiques de Chizé (CEBC) ont profité de la configuration de la station de recherche polaire Dumont d’Urville. Construite dans les années 50 sur l’île des Pétrels (Terre Adélie), la station, gérée par l’Institut polaire français, est constituée de plusieurs bâtiments en préfabriqué entourés par une centaine de colonies de manchots. Imaginez-vous ouvrir la porte du réfectoire ou du dortoir, vous êtes alors déjà presque à proximité des nids !

En plus d’être facilement accessibles, ces colonies sont suivies par les chercheurs depuis plus de quarante ans, ce qui permet d’étudier finement leur évolution démographique et le succès reproducteur des individus qui les composent (c’est à dire le nombre moyen de poussin obtenu pour un couple de manchot). Les chercheurs du Centre d’études biologiques de Chizé peuvent également s’appuyer sur l’expertise du laboratoire pour l’étude des hormones, notamment pour la mesure de la corticostérone. L’augmentation de la sécrétion de cette hormone reflète le niveau de stress des oiseaux. Pour la démographie comme pour les hormones, les sites plus ou moins exposés aux activités humaines peuvent être comparés entre eux.

Que dit la démographie ?

L’étude publiée dans le journal Oecologia [1] [par Yann Méheust et ses collègues, NDLR], a livré un résultat surprenant : les individus des colonies situées au milieu de la station ont en moyenne un meilleur succès reproducteur que les colonies situées à distance des bâtiments. Le mécanisme précis permettant d’expliquer ce phénomène reste incertain. Un effet protecteur des bâtiments vis à vis de la météo ou des prédateurs pourrait en être à l’origine.

Une autre hypothèse repose sur les effets des travaux de nivelage et de construction des bâtiments qui produisent de nombreux gravillons dont les manchots se servent pour construire leurs nids. Davantage de gravillons permettraient la construction de nids de meilleure qualité, mieux isolés du sol et des inondations qui sont fatales aux poussins. Ces éléments pourraient expliquer pourquoi des colonies de manchots persistent à proximité immédiate des bâtiments malgré les intenses activités humaines associées.

Et les hormones ?

La quantité ne signifie pas forcément la qualité, et si proportionnellement davantage de poussins survivent dans les colonies entourées de bâtiments, qu’en est-il de leur niveau de stress ? C’est l’objet de la seconde étude publiée dans Frontiers in Ecology and Evolution [2] [Publiée par Coline Marciau et ses collègues, NDLR]. Les chercheurs y ont comparé la condition corporelle et les niveaux de corticostérone chez les adultes et les poussins nichant soit à proximité de la station soit dans les îles protégées [3] avoisinantes. Aucune différence significative ni dans la réponse au stress des manchots, ni dans leur condition corporelle, n’a été identifiée chez les adultes en fonction de leur proximité aux activités humaines.

Une différence significative de réponse au stress chez les poussins existe cependant entre certaines des colonies étudiées. Cette différence se caractérise par une augmentation de la réponse au stress des poussins situés dans les colonies proches des activités humaines, suggérant une influence du dérangement sur les jeunes individus. Une absence de résultats systématique ne permet cependant pas de conclusion robuste et nécessiterait un échantillonnage plus important.

Station Dumont d’Urville. Images : Yann Méheust / Centre d’études biologiques de Chizé / Institut polaire français

Dans le contexte d’une cohabitation sur plusieurs générations avec une station de recherche, le manchot Adélie semble relativement bien tolérer la présence humaine. Cependant, ce résultat ne présume pas de l’effet qu’auraient d’autres types de dérangements sur les manchots, comme par exemple la visite de groupes touristiques ou le dérangement lié à la construction d’une nouvelle station, surtout pour des colonies moins exposées à la présence humaine.

Par ailleurs, il n’existe pas de données sur la survie à long terme des individus issus des colonies proches des bâtiments, il est donc impossible de savoir si ces manchots reviennent sur leur site d’éclosion ou s’ils s’éloignent des installations pour leurs futures reproductions.

La cohabitation entre les humains et les manchots Adélie dans le cadre d’une station implantée il y a plus de 50 ans semble donc possible dans la mesure ou les règles visant à limiter le dérangement au maximum (règles en lien les comités d’environnement polaire et éthiques) sont respectées par les équipes techniques et scientifiques. Néanmoins, ce constat ne s’applique pas à toutes les espèces, plusieurs exemples montrant la désertion de zones de reproductions proches de nouvelles installations, comme ce fut par exemple le cas avec les pétrels géants.

Yann Méheust

Doctorant au Centre d’Études Biologiques de Chizé, Yann Méheust s’est rendu en Terre Adélie pour étudier le stress des manchots Adélie (Pygoscelis adeliae) et comprendre comment l’environnement influence leurs physiologie et reproduction. Il s’implique également dans des projets de vulgarisation scientifique (Concours MT180 et relecteur pour le site Papier-Mâché) et a travaillé au sein du service pour la science et la technologie du consulat de France à Atlanta.

Note et liens vers les études :

[1] Méheust, Y., Delord, K., Bonnet-Lebrun, A.-S., Raclot, T., Vasseur, J., Allain, J., Decourteillle, V., Bost, C.-A., Barbraud, C., 2024. Human infrastructures correspond to higher Adélie penguin breeding success and growth rate. Oecologia 204, 675–688. https://doi.org/10.1007/s00442-024-05523-0.

[2] Marciau, C., Raclot, T., Bestley, S., Barbraud, C., Delord, K., Hindell, M.A., Kato, A., Parenteau, C., Poupart, T., Ribout, C., Ropert-Coudert, Y., Angelier, F., 2023. Body condition and corticosterone stress response, as markers to investigate effects of human activities on Adélie penguins (Pygoscelis adeliae). Front. Ecol. Evol. 11. https://doi.org/10.3389/fevo.2023.1099028.

[3] Toutes les études conduites sur les animaux et demandant aux chercheurs de rentrer dans des zones spécialement protégées de l’Antarctique reçoivent une autorisation de la part de comités d’éthiques régionaux, et des Terres Australes et Antarctiques Françaises, respectivement.

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